« Nous sommes habités par les morts. Ils nourrissent notre vie, mais pourraient nous emprisonner dans leurs ténèbres si l'on n'y prend garde »
Hélène Gestern, Armen, Arléa 2020, p. 144.
Outre Beyrouth 2020, Journal d'un effondrement, de Charif Majdalani, j'avais emprunté à la médiathèque un autre livre, un pavé de six cents pages d'Hélène Gestern qui se nomme Armen (Arléa, 2020). Il me semble l'avoir entraperçu à Arcanes, mais j'ai pensé alors qu'il devait s'agit d'un autre livre sur le phare d'Ar-men , à dix kilomètres de l'île de Sein, qui donne son titre au beau récit de Jean-Pierre Abraham, un ami de Georges Perros qui en fut le gardien pendant trois ans. Je me trompais : Armen désignait Armen Lubin, de son vrai nom Chahnour Kérestédjian, écrivain et poète arménien né à Istanbul en 1903, et exilé à Paris vingt ans plus tard à cause du génocide.
Pourquoi avoir choisi ce livre ? Je n'avais jamais lu Hélène Gestern (même si j'avais acheté un de ses livres mais il attendait encore son heure dans la bibliothèque - j'y reviendrai), et je ne connaissais Armen Lubin que depuis très peu de temps, depuis que j'avais lu les dix pages que lui consacre Philippe Jaccottet dans L'entretien des muses. Il faut croire que ce nom d'Armen, qu'il soit fragment d'Arménie ou phare affrontant l'Océan, portait suffisamment de mystère en lui pour précipiter ma curiosité.
Je ne l'ai pas regretté : l'ouvrage croise la biographie de Lubin et l'autobiographie d'Hélène Gestern (dont ce n'est pas non plus le vrai nom - mais elle refuse l'idée de pseudonyme - gardant le sien propre pour ses travaux universitaires). Les deux itinéraires sont marqués par l'exil et la douleur. Celle, longue et intense, d'un Lubin atteint d'une tuberculose osseuse, le mal de Pott, qui le ruine physiquement et le contraint à errer d'hôpital en sanatorium pendant des années et des années ; celle, plus psychique et plus sporadique, mais non moins violente, de l'écrivaine, confrontée au silence des générations précédentes murés dans le silence des effrois de l'histoire, au deuil précoce d'un compagnon aimé et aux ruptures amoureuses cataclysmiques.
Réservant la prose au versant arménien de son œuvre, et à une correspondance proliférante avec nombre d'écrivains amis, et en particulier avec Madeleine Follain, femme du poète Jean Follain, fille du peintre nabi Maurice Denis et peintre elle-même, Armen Lubin développe en ses années de maladie et de précarité sociale une poésie "où le marteau de la souffrance, écrit Jaccottet, (tantôt vécue, tantôt venue du lit voisin) est là pour casser quand il faut l'harmonie du système, rompre une articulation trop naturelle, une mélodie trop fluide." Dans les notes qui suivent son étude, il cite ce passage où il est question d'un phare et l'on peut se demander si le poète avait à l'esprit ce phare qui portait son nom (Hélène Gestern raconte qu'il le découvre par hasard en lisant une complainte bretonne, et il écrit alors à Paulhan : "Saviez-vous que mon prénom désignait le phare le plus avancé de la France, pas gaie cette histoire ! Me voici condamné aux tempêtes perpétuelles."(p. 545) :
Il en est qui émergent d'un océan d'effroi
Avec la poitrine qui se soulève, qui se broie,
Il y a le sable, il y a le vent, il y a le phare,
Il y a le cœur étonné en avant de ses remparts.
Au mitan du livre, Hélène Gestern évoque les écrivains qui l'ont accompagnée. "A leur façon, écrit-elle, les livres que nous lisons écrivent notre biographie". Et de citer alors Muriel Cerf, dont elle note qu'elle meurt en 2012 dans l'indifférence presque générale, Alejo Carpentier, l'Ada de Nabokov, De sang-froid de Truman Capote, Ishiguro, Apollinaire qui "infuse" sa "rythmique personnelle", Antonio Muñoz Molina, Perec, dont elle ne manque jamais de baptiser un personnage de ses romans du nom de l'un de ceux de La Vie mode d'emploi, et puis soudain :
"J'ai trente ans à l'arrivée de Sebald, dont j'entends parler au séminaire. Je lis Austerlitz, je me laisse surprendre par sa lenteur envoûtante, sa façon de ne jamais élever la voix au coeur du drame, auquel l'auteur nous conduit pourtant avec une implacable certitude. Sebald me trouble pendant qu'Annie Ernaux me transfigure : L'Evénement m'apprend que, dans certaines de ses formes les plus concises et les plus exigeantes, la littérature coïncide tout simplement avec la vie."
Je suis habitué aux coïncidences, mais elles ne cesseront jamais, je crois, de me troubler : ainsi les deux livres que j'avais empruntés, et qui n'avaient a priori aucun rapport avec l'auteur allemand, m'y reconduisent, avec cette précision supplémentaire que ce n'est pas n'importe lequel de ses livres qui est alors cité, mais bien celui que j'arpente depuis des semaines : Austerlitz.
Alors je me suis penché sur cet autre livre de Hélène Gestern, que j'avais acheté en janvier 2020, sans doute pour son titre : Un vertige (j'étais alors en plein inventaire des vertiges). Celui-ci est aussi bref qu'Armen est long (mais, remarquablement fluide dans son écriture, il se lit en quelques jours). J'ouvre et je découvre l'épigraphe :
O solitude
My sweetest choice
Henry Purcell
C'est la pièce musicale que j'ai choisie l'autre jour pour illustrer l'article traitant de Port-Royal, et qui évoquait la conférence de Quignard où elle fut donnée au public. En voici une autre version, par Anne Sofie von Otter :