47. Taoufik et les parfumeursJ’ai revu Taoufik trois fois durant les douze jours que j’ai passés à Tunis. Nous avons sympathisé dès notre première rencontre, sur la terrasse du Grand Café du Théatre où j’étais en train de lire les Chroniques du Manoubistan.C’est lui qui m’a abordé et sans me demander, pour une fois, si j’étais Français ou Juif new yorkais. Il m’a dit avoir suivi les événements de la Manouba depuis Paris, où il enseignait l’histoire. Après quelques échanges je lui ai raconté le piratage de mon profil Facebook par ceux que j’appelais les salaloufs, le faisant bien rire; je lui ai parlé de Rafik le mécréant ne discontinuant de les vitupérer, et c’est là qu’il a commencé d’évoquer son propre séjour chez son frère Ibrahim, la gueule qu’on lui a fait pour le manque de clinquant de ses cadeaux, et la métamorphose de sa belle-sœur Yousra, visiblement impatiente de transformer sa maison en lieu saint où lui-même se repentirait bientôt, devant tous, d’avoir épousé une Parisienne au dam d’Allah et de ses allahloufs.La deuxième fois nous nous sommes retrouvés, par quel hasard épatant, à proximité du pédiluve de l’hippopotame du zoo du Belvédère que je ne m’impatientais pas de ne voir absolument pas bouger.Taoufik était accompagné du petit Wael, son neveu de sept ans, qu’il m’avait dit inquiet de ses rapports avec Allah l’Akbar, et dont je vis surtout, pour ma part, la joie de courir d’animal en animal, jusqu’au petit de l’hippo tremblotant sur ses courtes pattes.En aparté, pendant que le gosse couratait sous le soleil, Taoufik eut le temps de me narrer la visite, chez Ibrahim, de son frère aîné l’éleveur de poulets, roulant Mercedes et pas encore vraiment remis de la chute de Ben Ali.Comme je lui avais répété les premières observations de mon ami Rafik sur l’ambiance générale de cette société où «tous font semblant », il m’a regardé sans me répondre, le regard lourd, triste et qui en disait long.Enfin nous nous sommes revus, la dernière fois, au souk des parfumeurs de la médina, où il venait de quitter son ami Najîb très impatient lui aussi de se trouver une femme française ; et c’est là qu’il m’a raconté le dénouement atroce des tribulations de la belle Naïma, littéralement lynchée par ses voisins, plus précisément : livrée à la police sous prétexte qu’elle avait reçu chez elle un homme non identifié comme parent.« Et c’est mon propre frère qui a fait ça ! » s’est exclamé Taoufik, qui m’avait dit la relation d’affection et de complicité, jusque dans leurs dragues, qui le liait à son benjamin : Ibrahim, que Taoufik avait surpris la veille en compagnie d’une prostituée, et qui venait de livrer Naïma aux flics, s’en félicitait vertueusement et s’en trouvait félicité par sa vertueuse épouse et leurs vertueux voisinsCette histoire odieuse, qui m’a atterré autant que le pauvre Taoufik, impatient maintenant de regagner la France, m’a hanté plusieurs jours avant que, dans le même dédale du souk des parfumeurs, je ne me retrouve dans le patio de ce lieu de culture et d’intelligence que représente le Foundouk El-Hattarine.À l’invite de l’éditeur Habib Guellaty, que j’avais rencontré à la Fondation Rosa Luxemburg, lors de la projection de La Mémoire noire d’Hichem Ben Ammar, je me réjouissais d’entendre, en lecture, le livre tout récemment paru d’Emna Belhaj Yahia, auteure déjà bien connue en ces lieux, intitulé Questions à mon pays et que j’avais acquis et lu d’une traite dans la première moitié de ma journée.Philosophe de formation, romancière et essayiste, Emna Belhaj Yahia, dont je n’avais rien lu jusque-là, m’a tout de suite touché par la simplicité ferme et droite de son propos, qui se module comme un dialogue entre la narratrice et son double.Sans un mot lié aux embrouilles politiques du moment, ce texte limpide et sans trace de flatterie, m’a paru s'inscrire au cœur de l’être politique de la Tunisie actuelle, fracturé et comme paralysé dans sa propre affirmation.Revenant sur le paradoxe vertigineux qui a vu une société se libérer d’un dictateur pour élire, moins d’un an après, les représentants d’une nouvelle autorité coercitive hyper-conservatrice, l’essayiste en arrive au fond de la question selon elle, lié à l’état désastreux de l’enseignement et de la formation dans ce pays massivement incapable en outre, du point de vue des élites culturelles (écrivains, artistes, cinéastes) de présenter un front commun, identifiable et significatif.J'y ai retrouvé les questions que je n’ai cessé de me poser depuis trois ans et plus : où en est la littérature tunisienne actuelle ? Que disent les cinéastes de ce pays ? Comment vivrais-je cette schizophrénie dans la peau de mon ami Rafik ?Or me retrouvant, ce soir-là, dans cette vaste cour carrée de l’ancien caravansérail où un beau parterre de lectrices et de lecteurs entouraient Emna Belhaj Yahia, j’ai été à la fois rassuré par la qualité des échanges, impressionné par les propos clairs et mesurés de l’écrivaine, et sur ma faim quand même, peut-être sous l’effet de cette lancinante et décapante lecture cessant de dorer la pilule, songeant une fois encore au désarroi de Taoufik...(La ressemblance de celui que j'appelle ici Taoufik n'est pas sans rappeler le protagoniste de Souriez, vous êtes en Tunisie !, le très remarquable roman de Habib Selmi , et nul hasard en cela...)Habib Selimi, Souriez, vous êtes en Tunisie. Actes sud.Eman Belhaj, Yahia. Questions à mon pays. Editions de l'Aube.