Magazine Journal intime

[jaseries en temps de covid19] vaccination à la bonne franquette (billet avec un peu de calet dedans)

Publié le 07 avril 2021 par Tilly

Au hasard des rues, Calet nous livre son XIVe arrondissement. Puis il remonte jusqu'au Ternes de son enfance. Les souvenirs affluent. Quartiers pauvres où fleurissaient quelques irréguliers, n'hésitant pas à braver, à leur rang très modeste, les lois de la société. Quartiers riches visités, comme on s'offre une fête.Tant qu'à se faire vacciner autant le faire dans les grandes largeurs.
C'est le titre (Les grandes largeurs) du petit bouquin de Henri Calet que j'avais pris avec moi en prévision d'une possible attente au centre de vaccination du VIIe arrondissement.
Très bon choix. J'ai eu juste le temps d'en relire une vingtaine de pages et de choisir les extraits qui vont bien. Voir infra.

À l'aller j'étais passée devant la construction du Grand Palais éphémère. Beau reflet de la façade de l’École Militaire dans ce qui sera l'entrée principale du machin. Grand Palais éphémère en construction face à l'Ecole Militaire

Ambiance sereine dans le gymnase Camou (une petite partie seulement), avenue de la Bourdonnais. Le circuit est un peu alambiqué mais au final ça fonctionne. Peut-être que je me trompe, mais ce sont sûrement les médecins généralistes présents (dont le mien) qui se sont organisés entre eux pour le concevoir. Ils ont maintenant une semaine d'expérience du lieu. Après avoir rempli une fiche, on attend d'être dirigé vers le box d'un médecin — j'ai bien anticipé le flux, je suis “tombée” sur le mien ! Ça se complique après.
Enregistrement de la fiche complétée et signée par le médecin, puis attente dans une zone que je dirais d'“attente circulaire”. Une trentaine de chaises disposées en rond. On prend la chaise libre à l'extrémité ouverte du cercle. Ensuite à chaque fois que le premier à l'autre bout est appelé pour l'injection, tout le monde se déplace d'un cran sur sa gauche. Trente petits sauts de fesses (saut fessiers latéraux ?) qui font passer le temps et fonctionner les ischions. Après tout, on est dans un gymnase !
Pour finir (presque), le box de l'infirmière : là on est déçu tellement ça va vite. Encore un quart d'heure de pause assise dans une dernière zone d'attente circulaire (ronde de chaises) ; mais sans changer de siège cette fois !


Et Calet dans tout ça ?
D'abord il aurait raconté mieux que moi la petite gymnastique collective imposée aux candidats à la vaccination. J'ai fait de mon mieux. A chaque changement de chaise, je repiquais dans ses Grandes Largeurs. J'ai cherché mais n'ai pas trouvé à quel jeu d'enfance genre foulard on aurait pu comparer l'exercice qu'on nous a fait faire (les dames très âgées porteuses d'une canne étaient dispensées).
immeuble art deco, 29 avenue Rapp Paris 7Mais surtout quand je suis sortie et que j'ai traversé le VIIe pour aller prendre le 92 (j'aurais aussi pu prendre le 28) : j'étais dans Les grandes largeurs.

Nous sommes dans les avenues aux grandes largeurs, aux grands noms, au milieu d'une gloire militaire authentique et durable : Villars, Duquesne, Ségur, Tourville... Alors que nous n'avons que Ripoche et Losserand, au XIVe, pour toute illustration.
École militaire. Un certain matin de 1924, je me suis présenté à la grille, conscrit attardé, maigriot, sans cocarde et sans enthousiasme, tenant à la main une valise-marmotte en carton. C'était le point de ralliement que l'on m'avait assigné. Ma mère était venue avec moi pour me donner du cœur. Lorsqu'elle était bien portante, elle me suivait partout. En ce temps-là c'était le petit tramway de la compagnie Thomson-Houston qui assurait le service. On l'a mis au rancart. Quant à moi, je ne serai bientôt plus mobilisable. Arrangez-vous.
En tout cas, je ne conseille à personne les valises du type "marmotte".

Le 28, le 92, sont les bus que prend Henri Calet quand il change de rive.

J'en fais volontiers l'aveu : j'ai toujours été attiré par les quartiers riches. Parfois, quand l'envie est très forte, je me décide à y aller. Il me faut alors faire la traversée de Paris en autobus, du XIVe au XVIIe, du sud à l'ouest. Et je ne sais rien qui me donne un plaisir plus complet ni plus sûr que ces équipées.
C'est d'ailleurs autant de gagné sur notre apocalypse en chambre.

Il me faut une place sur la plate-forme, contre la rambarde, sinon je ne m'amuse pas.
Nous voilà partis...

Par beau temps, et lorsque je me sens au mieux de ma condition physique, je fournis l'effort d'aller à pied jusqu'à ce que l'on nomme le sectionnement, rue Raymond Losserand, ci-devant de Vanves. Je ne suis pas du tout opposé aux exercices corporels ; cela me dégourdit l'âme. Par surcroït, ces petits succès remportés, à bon compte, sur moi-même, me sont bien agréables. On a tort de croire généralement que je n'ai pas d'énergie morale. Et j'en viens à un autre aspect de la question : tout en lambinant, je réalise un bénéfice matériel d'un ticket. C'est un trait de mon caractère : Je me suis toujours plu aux économies de bouts de chandelle.
À ce jeu, j'étais parvenu, en quelques semaines, à amasser ainsi, pas à pas, une bonne douzaine de tickets ; j'étais content... Mais, par malheur, alors que je me trouvais, il y a trois jours, sur la plate-forme d'un autobus, une rafale a emporté un carnet presque intact que je tenais à la main. Je l'ai vu s'envoler, puis tomber sur la chaussée humide. Le receveur m'a dit avec flegme :
— Ça arrive.
Oui, sans doute ; mais cela ne m'était pas encore arrivé. J'ai eu passagèrement l'impression d'être l'objet d'une grande injustice. À qui s'en prendre ? En tout cas, on a une drôle de façon de récompenser l'énergie morale, ici.

in: Les grandes largeurs, L'Imaginaire Gallimard, 1951, 1984.


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