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Angèle Paoli, Lauzes par Sylvie Fabre G.

Publié le 15 avril 2021 par Angèle Paoli
Angèle Paoli, Lauzes (récits et nouvelles),
éditions Al Manar, 2021.


Lecture de Sylvie Fabre G.

LAUZES

Lauzes 2

Il y a des livres qui sont comme des univers multiples à explorer. Le recueil d’Angèle Paoli, Lauzes, qui vient de paraître aux éditions Al Manar, en ce printemps particulier qui est le nôtre, appartient à cette catégorie. On s’y promène à l’aventure d’un vécu-rêvé qui entremêle temps et lieux, et fond imaginaire, songe et réalité, nous faisant prendre la mesure de l’espace extérieur mais aussi intérieur de la poète. Son regard singulier, posé sur un monde qui la happe, la ravit ou l’agresse, a pour « seul mérite » d’éployer les sens et le sens dans l’écriture, de sertir des états et de partager des rencontres. Il suscite par là-même une parole empreinte de savoir, de passion et de nostalgie dont le pas des lecteurs buissonniers suit le chemin avec bonheur. Guidés par ces « lauzes » poétiques et picturales qui scandent le recueil du début à la fin, nous avançons à la découverte des 17 proses et des nombreux poèmes qui le constituent. Elles nous révèlent « les très riches heures » d’une vie qui contient en son sein « la promesse d’un ailleurs », et, sa porte une fois passée, leur libre déploiement dans la langue.

Angèle Paoli, dont on connaît le goût pour la marche, aime, à la manière de Stendhal qu’elle cite en exergue, emprunter ces « petits passages avec des espèces de degrés formés par des morceaux de lauze, qui sont absolument droits » et que l’on trouve en Corse et dans certaines régions de montagne en Italie ou en France. Ils lui servent dans l’écriture à la fois de repères et de haltes où s’entend « la basse langue », écoute d’un pré-langage qui chante toujours en nous. Mais ici ces dalles verbales ont surtout pour fonction de nous mener au seuil des narrations et d’établir l’ancrage et le lien. Chaque pierre-poème est en effet ce « degré » à franchir pour accéder au « plaisir du texte ». Les peintures résonantes de Guy Paul Chauder les accompagnent par la force de leur matière et le délié de leurs écritures. Lauzes de vers, ces joyaux verbaux alliés à ses camaïeux de couleurs donnent un rythme musical à l’ensemble du recueil. Ils font vibrer un réel métamorphique, fruit des visions de la narratrice et du peintre. Voyelles glissantes, jeux des sonorités, levées d’images, mot-valise, lexique précieux, chacun d’eux évoque une saison, des pierres et des plantes, ou des animaux et des hommes, gens que croise la marcheuse. Par la main de l’artiste et la voix de la poète, surgit une mosaïque de matières, de lumières et de mouvements qui varient selon les lieux, les saisons et les espèces évoqués : lézards filant au fil des lauzes figuiers pansus enchevêtrés grillons crissant sous la feuillée […]
*
Cailloux grenus poncés luxés percés polis persépolis assourdie […] effritée par le temps Sous la plume d’Angèle Paoli, le monde est d’une beauté chatoyante, propre aux épiphanies et aux correspondances, mais aussi au mystère et au basculement. Si son approche en est précise, et même savante par sa culture, elle est souvent inattendue car elle pressent toutes ses réalités insoupçonnées. Elle nous confie observer « la vie qui s’ébroue et qui passe » dehors et en elle. « Elle en traque les images furtives », et nous offre ses trésors changeants, le secret de ses métamorphoses ou sa symbolique complexe. Ainsi, dans « Lucilia Caesar », où elle établit des passerelles improbables entre les règnes humain et animal : « Un petit air de brise marine soulève la feuille où je suis installée. Je me balance poussée par le souffle tiède qui berce le figuier me sens l’humeur d’une puce d’algues enivrée de sel et de bulles d’eau. […] J’ouvre un œil ». Cet extrait qui met en scène le soliloque muet d’un insecte montre la variété des points de vue adoptés par la narratrice. Elle peut épouser l’œil d’un myriapode ou s’extasier sur le vol gracieux d’une libellule. La vie des insectes et des plantes émerveille Angèle Paoli, mais leur monstruosité parfois la fascine à la manière de J. L. Giovannoni ou de F. Kafka. Dans tout le recueil elle joue du passage et déborde les identités, elle efface aussi les barrières du temps comme dans « La Vénus aux euphorbes » où la déesse lui apparaît dans le maquis corse sous les traits d’une belle endormie. Ses personnages, humains ou Dieux, appartiennent autant à l’éternel qu’à l’éphémère. Dans « Aïta » par exemple, les époques se télescopent dans le mirage sur une même plage en été d’une femme de la préhistoire et de « femmes en bikinis». Prétexte pour nous parler d’une féminité que l’auteur ne cesse de privilégier et d’interroger dans son œuvre. Présence de la femme donc, mais aussi choix des lieux sont déterminants pour l’auteure. La Corse et l’Italie, terres familières et aimées, tout en renvoyant à la structure en deux parties du recueil, plante le décor méditerranéen des récits et des proses. Leur unité, par-delà l’apparente hétérogénéité des genres et des thèmes traités, vient paradoxalement de cet ancrage originel et de la liberté de ton et d’écriture qui les lient.

Dans la deuxième partie, « Ponte Mammolo : Roma gratis, » un de mes textes préférés, est morceau d’anthologie. Il fait alterner le français et l’italien, en racontant le déplacement ubuesque de la narratrice dans la Rome périphérique pour accéder à Tivoli où elle désire visiter la Villa d’Este. Avec humour, force et mélancolie, l’auteure nous plonge dans cette « Rome de la crise », où vivent les « travailleurs pressés », « les immigrés », les ragazzi di vita, chers à Pasolini. Dans cette banlieue, semblable à celle des années 1950 où il habita, nous dit la narratrice, elle fait l’expérience de « la débrouillardise » et d’une entraide dont elle ne finit pas de s’étonner. Le récit met en lumière tous nos maux contemporains dans le côtoiement des époques et des conditions, des langues et des cultures. Elle juxtapose ainsi la « Ville éternelle » des palais et des fresques, aux borgate populaires très pauvres. Et dans le texte suivant, c’est l’usine de son enfance, mise en regard avec une annexe des « Musées Capitolins », qui fait s’entrechoquer jeunesse et vieillissement, sculptures antiques et « chaudières et turbines ». Dans les deux cas, ce qui un instant les unit, nous dit la poète pensive, est peut-être « l’énergie éternelle du temps » et « l’éternel regard intérieur qui anime les âmes, par-delà le temps ». Rome en porte les marques.
Ainsi, texte après texte, se dessine en filigrane une sorte de portrait de l’auteure, de ses territoires naturels, pensifs et affectifs, de ses élans et de ses désespoirs. Dans « Le jardin des Hespérides », on la devine au village, en Corse, « sur la terrasse au tilleul », en train d’écrire l’histoire de Jeanne, amie solaire, aimée par Nicolas de Staël. Récits à la troisième personne ou autobiographie assumée, la narratrice, tout au long de la lecture, se découvre méditerranéenne, amoureuse de son île et de toutes les formes du vivant, mais aussi femme de culture et d’art. Qu’elle se laisse aller à la rêverie face à la beauté d’un paysage ou d’un corps, qu’elle contemple une fresque de Piero dans la cathédrale d’Arezzo ou encore qu’elle se remémore son enfance et médite, mélancolique, sur la fragilité des êtres, sur la vieillesse, ou sur la mort comme dans « L’ange tombé du ciel », sa langue sait utiliser toute la palette des registres et des genres. Dans les récits autant que dans les poèmes, dans la narration et dans la description, dans les dialogues ou les monologues, Angèle Paoli n’hésite pas à mêler lyrisme et tragique, épique, fantastique et humour. La beauté de ce recueil vient de cette « bigarrure » du monde des vies et des langues dont parle aussi Marie-Hélène Prouteau dans sa fine préface, ainsi que de cette quête de l’être pour trouver son habitation. Celle qui nous parle dans Lauzes ouvre la place à l’inconnu, au visage de l’autre. Si elle rencontre l’obscur et regarde la poussière, elle n’oublie pas la joie des cœurs et la chaleur des corps vivants. En poète, elle cherche la lumière dans le paysage, la rencontre avec le visible et l’invisible et ses révélations. L’écriture fait de son livre la patrie de trois langues, le français, le corse et l’italien, reliées au jadis, glorieuses de l’instant et du à jamais, un souffle chargé de mots. Le lecteur, dans l’ombre ou la lumière, y marche sous le vent de ses voix.

Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.
Lauzes couv 2




■ Voir aussi ▼

→ (sur le site des éditions Al Manar) la fiche de l’éditeur sur Lauzes

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