Je ne sais trop ce que je fais ici, parmi ces pages qui menacent de s'entasser à côté de ma table, sans grand espoir d'envol. Le vent éditorial ne souffle pas dans leur sens, si tant est qu'il ait - ou qu'elles aient - un sens. Ni fragment désormais (c'était bon vers les années soixante-dix du siècle dernier), ni trésor autre qu'enfantin (ah, je me souviens de la merveille Stevenson, bien sûr, comme presque tout le monde : même pas marginal en cela, au moins). Ni assez à l'ouest, assez marginal. Dans la cour, l'habituel jacassement de divers geais et jeunes gens, le voisin passe parfois sa tête à la fenêtre, l'air courroucé, il n'a rien de mieux à faire. L'immeuble est une vaste ménagerie un peu déréglée on dirait mais ce n'est pas désagréable. Nous tendons tous vers le même estuaire n'est-il pas ? Avec un bref trésor de souvenirs. Passe un nuage, de plus en plus spectaculaire, si vous avez remarqué, avec la pollution de l'air.
Comment fait-on pour écrire des proses de pure fiction, où sont, n'en quel pays les personnages auxquels nous nous attachons davantage parfois qu'à des êtres réels et qui pourtant nous disent " chers " ? Voici le tricentenaire de Jean-Charles Vegliante, L'île aux trésors, cela semble incroyable, on l'aurait dit de cent ans plus jeune, au bas mot. Dans quel monde vis-tu, mon ami ? Veux-tu décrire ton écritoire, raconter tes descentes d'escalier ? Ou bien faire goûter ce que tu as aimé sous d'autres cieux, et que tu serais bien incapable de cuisiner, à qui n'a jamais rien mangé de tel ? Est-ce que toutes les faims (petites ou grandes) sont comparables ? Pour une nouvelle élégie, la mandarine vraie à peau claire, presque jaune, assez molle, à nombreux pépins en forme de larmes de stuc d'anciennes vierges villageoises, à la chair tendre, fragile, sensible aux moindres sauts de température, le fruit un peu affaissé, délicat, un peu fade comparé aux roboratives clémentines d'altitude qui ont envahi les marchés, ce modeste plaisir accompagnant les papillotes de fin d'année, cette tache de lumière dans la paille des crèches, a toujours l'odeur triste faussement mystérieuse de ton enfance. Légère déception, comme une excuse à essayer de nouveau et encore, l'écorce se détachant si facilement qu'il n'y a vraiment aucun effort à faire pour l'entamer, laissez fondre, jusqu'à ce que la gêne des autres convives nous fasse enfin abandonner le fruit démodé au profit de quelque vive orange, succulente mangue, enivrant litchi d'un lointain Orient dont la moire tapisse le revers des écorces craquantes, pour ne rien dire des laiteuses anones aux graines de nuit, de l'étrange grenadille ou fruit de la passion - tous tellement plus excitants, plus autres, lointains, chus d'arbres inconnus que nous ne pouvions qu'imaginer avant la facilité des voyages de loisir dits " démocratiques ". L'exotisme avait un côté naïf, comme d'un voisin rendu un peu inaccessible un temps par quelque chute de neige ou la crue qui avait emporté l'unique pont vers la rive d'en face. On parlait de poule des Pharaons (une pintade ocellée), de pomme du Portugal (l'orange banale), de fruit de Perse (la pêche blanche à chair se détachant facilement) et ainsi de suite, comme on dit toujours encre de Chine ou cèdre du Liban. Le monde semblait à portée, offert, accueillant, plein de mots. La mer Méditerranée était encore une sorte de grand lac salé, pacifique, parcourable et fertile. Les poissons de vif-argent, les cigales de mer, les longues bonites fuselées, les dentis solitaires ne se nourrissaient pas habituellement de chair humaine. Il avait vu une fois, cependant, d'élégantes crevettes écharner en quelques heures un cadavre immergé, une pierre au cou, par quelque ancienne mafia locale. À l'image d'Ulysse Odysseus, les rares naufragés du passé arrivaient toujours, semblait-il, à retrouver leur Ithaque, quand personne ne pensait plus à eux. S'il y avait des victimes, c'était comme ingrédients inévitables de toute aventure. Humains et autres vivants. On attendait toujours la suite, le bel avenir ; sans naïveté cependant, ni cynisme. Les mandarines, elles, attendaient sagement l'hiver pour revenir, mûres et lasses de leur saveur trop connue, sur les tables des fêtes, comme elles de saison. On finissait, parmi d'autres gâteries à peine moins prévisibles, par ne plus les remarquer.
Fragments de la chasse au trésor, Tarabuste éditeur, 2021, pp. 22-27.