Olivier Vossot, L’Écart qui existe par Sabine Dewulf

Publié le 18 avril 2021 par Angèle Paoli

Olivier Vossot, L'Écart qui existe,
éditions Les Carnets du Dessert de Lune, Collection Pleine Lune, 2020.
Préface d'Albane Gellé.
Illustration de couverture de Pascaline Boura.

Lecture de Sabine Dewulf

" C' était un autre silence, / Un autre temps, l'écart qui existe entre durer et tenir. " Dans ce nouveau livre, le deuxième, Olivier Vossot cherche bien un écart. Penché vers le passé (celui du père et du grand-père), le poète n'est pas en quête de souvenirs, ni même de bribes de vision, mais d'un intervalle de silence, plus dense que les mots impossibles des vivants et le mutisme des morts. Il écrit dans l'interstice qui s'offre entre la durée où s'enroule et s'engouffre la vie, et la résistance à tout ce temps qui passe, la lutte vaine. Par cet apprivoisement du seuil, il parvient à habiter la page à sa manière propre, à laisser s'y épancher sa voix singulière, ouverte sur le monde mais toujours en-deçà, issue d'une intériorité pas à pas explorée.

De l'aïeul, à qui le poète s'adresse tout au long du livre, nous saurons peu de choses, hormis l'apaisement procuré par sa propre écriture, dont le don s'est transmis (" Il me reste tes poèmes "). Et pour cause : " Tu en dis peu. " Pourtant, ce grand-père semble incarner un vrai repère, garant de l'équilibre actuel : " L'âge ni la chaleur / ne trouble ton pas, ton regard. " Il incarne le socle du poème où l'aveu se hasarde : " On cherche appui. " " J'ai [...] senti la rancune sourde ". Si le vertige n'est jamais loin (" On est soi-même / le paysage qui menace / de se répandre "), ce pilier évite de sombrer dans l'" angoisse " héritée du père, présent à la troisième personne du singulier : " À huit ans j'ai su que j'avais peur de lui, de son mal-être. " Un père noyé dans la boisson et le chagrin privé de mots, à travers une " buée d'alcool et de larmes rentrées " : " Sa soif murée dans le mutisme ". Le grand-père, quant à lui, est comme " l'arbre / par la fenêtre " (deux motifs récurrents), qui porte " le nid dans des lacets de branches ". Si le monde paternel est la " chambre ", avec ses " cris " et sa douleur, " les mots au bord d'être jetés, vidés ", le " bégaiement " et l'enfermement " dans son chagrin ", celui du grand-père ressemble plutôt à un " rayon sur le mur ", à " la lumière sur les choses " : " Que dis-tu / de revêtir un peu de l'âge que j'ai, que tu avais, / de laisser se perdre la peine, / les papiers de ta main serrés / repliés sur eux-mêmes et d'oublier / de nous deux qui regarde ? "

Qu'est-ce alors qu'écrire, sinon tisser son existence à celle de l'aïeul, échanger les regards et les âges pour se perdre au fond d'une conscience partagée ? Ce qui transcende le " il " du père, le " tu " du grand-père, le " je " ou le " on " du poète, c'est bien ce " nous " qui fait surface, et à travers lui, peut-être aussi, la belle communauté des poètes, dont la parole est toujours en retrait de la nôtre : " Nous n'avons plus l'un et l'autre / qu'à attendre sans nous voir / que le silence qui couvre tout / sorte de nos bouches. "

Cet écart de silence se lit dans le blanc des pages parcourues de vers brefs et dans l'intensité d'images audacieuses : " bouches bégayées " ; " Le sol ruisselle " ; " Nous marchons sur des débris de jours " ; " Une poignée de jours couchés / en travers des autres, comme un bûcher " ; " La fenêtre emplit la pièce ". C'est un temps différent que chuchotent les vers ponctués, mélodieux, une durée dont la " peau " se dépose sur une présence absente, étirée dans la nuit, une " attente " de mots qui s'avancent " comme on s'enfonce dans un bois ". Le " je " chemine parmi les ombres et les promesses, puis s'efface pour accueillir l'" odeur " qui " sillonne le temps ", la " fraîcheur mêlée de feuilles, de moisissure ", la " lumière " qui " goutte avec le soir ", " le temps que le bruissement retombe "...

Dans ce silence qui écarte et amplifie, des constats s'élèvent, des preuves de victoires : " Ta mort s'écarte de nous ", " Tu n'es pas perdu. / Tu n'emportes rien, / seulement "... Le temps élargi entrelace le diurne au nocturne (" C'est le jour déjà, la nuit ") et recueille en son filet quelques éclairs métaphysiques : " Qui te dit qu'un seul jour a passé. " C'est un berceau tressé de mots où s'endorment les bruits, où la naissance espère : " Se recroqueviller dans la mémoire, / son feuillage d'ombres " ; " Souvent tu me tiens dans tes bras, / je ne pèse pas lourd de vie " ; " Nous ne cherchons pas à vivre, / seulement à naître de nos jours. " Encore blottie au fond de la mémoire, l'enfance, la vraie, celle qui ne sépare rien, aspire à faire bruisser ses ailes pour contrarier la menace d'un enlisement (" On s'enfonce. ") : " Je m'imaginais enfant survoler la Terre " ; " Sans rien dire le grain des voix / crépite sur le temps / où j'étais enfant, que tu vivais. " Si des regards se détournent, ne captent rien ou sont " aveugles ", la vision du poète, elle, s'anime d'un souffle aussi profond que les paupières du grand-père : " comme s'ils respiraient pourtant, tes yeux / se sont ouverts se sont fermés ". Et dans cet être-là, où les générations se fondent,

" [l]'ombre passe, tout reprend corps

au milieu du jour,

dans le ventre de l'air,

tu es là. "


Sabine Dewulf
D.R. Texte Sabine Dewulf
pourTerres de femmes