VOIR PONT-AVEN
(extrait)
G auguin s'arrête de peindre. On fait la pause. Elle est autorisée à regarder. C'est pour elle, tout ça ? semble dire la bouche entrouverte de Madeleine. Ce visage, ce corps sur la toile, tout ce qui vient de surgir là, quelle émotion ! Incrédulité, doute, éblouissement ? Ce visage fin et grave peint par cela a bien l'air d'être le sien. Mais avec la chevelure qu'il lui a fait relever, ces yeux fendus en amande, paupière mi-close, cette peau si blanche, elle se trouve l'air d'une dame de haute lignée. Elle a la sensation d'une caresse. Sûrement, l'arrondi des formes, celles du visage et du vêtement et quelques lignes droites seulement, la chaise, la plinthe, le cadre.
[...]
Elle ne sait pas qu'elle a touché en lui une fibre ancienne. Cet œil, souligné de khôl, l'autre étant à peine suggéré, le peintre est allé le chercher au plus profond de lui-même. N'est-ce pas, celui, énigmatique, de la mère de Gauguin qui, à Lima, portait la traditionnelle mantille noire couvrant tout le visage et ne laissant voir qu'un seul œil ? Cet œil caressant, impérieux à la fois ne l'emporte-t-il pas quelque part dans l'étrangeté exotique de son enfance péruvienne ? Au paradis délicieux d'un Paul Gauguin de six ans.
Après la pause, Gauguin lui fait reprendre la même position, la tête posée sur la main qui lui donne une attitude songeuse. Celle qui lui est naturelle et familière.
Marie-Hélène Prouteau, " Voir Pont-Aven " (chapitre X, extrait),
Madeleine Bernard, La Songeuse de l'invisible, éditions Hermann, 2021, pp. 73-74.