Toucher encor mes paupières,
Mon visage, mes genoux ?
Sortant du fond de la Terre
Suis-je différent des pierres ?
Jules Supervielle, Géologies, in Gravitations
Quels sont les dix livres que vous emporteriez sur une île déserte ? La question n'est pas très originale, mais les réponses peuvent l'être, ainsi de Maylis de Kerangal sacrifiant à l'exercice avec Sylvain Bourmeau, pour la revue en ligne AOC. Je fus littéralement conquis par son évocation du premier livre de sa liste, à tel point que je le commandai sur-le-champ. Extraits (j'ai coupé un peu, à regret, pour ne pas imposer une trop longue citation) :
"On commence ?
On commence par le plus contemporain, un livre que je n'aurais pas eu entre les mains il y a un an : Underland de Robert Macfarlane, un auteur britannique qui n'écrit pas de fiction mais plutôt des récits littéraires et documentaires. [...] Dans son édition française, Underland est sous-titré Voyage au centre de la terre, et moi, adolescente, j'ai été une grande lectrice de Jules Verne... C'est une traduction de Patrick Hersant. En ouvrant ce livre, on passe donc sous la terre. L'ouvrage est composé de neuf ou dix récits, chacun autour d'un lieu, et il est organisé en trois parties : ce que l'on voit, ce que l'on cache et ce qui nous hante. Ce sont des lieux où il s'est rendu, et desquels il a rapporté un texte d'abord d'une grande beauté littéraire mais aussi dans lequel il mobilise beaucoup d'autres choses, qui viennent de la philosophie, par exemple, avec Walter Benjamin ou de l'anthropologie avec Anna Tsing ou encore de la poésie et de William Carlos Williams. Ce sont quelques noms qu'on peut attraper dans Underland, un livre dans lequel s'hybrident ces disciplines différentes, et dans lequel la géologie est aussi, bien sûr, très importante. Macfarlane part de la métaphore de la descente, et il essaie en quelque sorte, et sans mauvais jeu de mot, de relever l'idée de descente, de l'exhausser. Tous ce qui est sous la terre, ces mondes souterrains, ces catacombes, ces nécropoles, ces grottes sont souvent appréhendées avec peur, avec dégoût. Mais lui, il tente plutôt d'adopter une posture de chercheur d'or. Cela fait penser évidemment à la phrase de Victor Hugo sur les mineurs, " l'imagination cette grande plongeuse ", cette idée que pour imaginer il faut être comme un mineur... Ce qu'est du coup Robert Macfarlane pour ce livre extraordinaire qui nous amène aussi bien dans une ancienne mine en compagnie d'un jeune scientifique qui essaie de capter les fragments de particules de lumière issue des trous noirs que dans les profondeurs d'une sépulture des montagnes slovènes... Il y a beaucoup d'autres histoires de monuments funéraires, de tertres à travers les îles Lofoten, le Groenland, la Finlande, la Norvège, et surtout la Grande-Bretagne...C'est un livre-ressource pour moi, du fait de toutes les références qu'il contient mais aussi, et surtout, sur le plan de l'imaginaire, c'est-à-dire l'endroit pour un écrivain qui doit être le plus activé par un travail plastique et sensible, par la curiosité, par les rapprochements, tout ce travail de l'imagination."
Le 19 mai, j'ai commencé l'ouvrage et immédiatement, dès l'ouverture, que l'auteur nomme Première salle, j'ai retrouvé un des thèmes qui avaient surgi avec les lucioles, en l'occurrence le labyrinthe. " On accède au monde souterrain par le tronc fendu d'un vieux frêne", est-il écrit dans l'incipit. Et, page suivante : " Sous le frêne se déploie un labyrinthe." Phrase reprise en écho à la fin de ce préambule : " Ces scènes du monde souterrain se déroulent toutes sur les parois de cette salle impossible, au fond du labyrinthe qui se déploie sous le frêne fendu. D'une culture et d'une époque à l'autre, ce sont toujours les trois mêmes tâches : protéger ce qui est précieux, produire des choses de valeur, reléguer ce qui est nuisible."
Les lucioles, je les retrouverai d'ailleurs dans ce chapitre où Macfarlane explore les catacombes parisiennes, en compagnie de deux "cataphiles" qui ne craignent pas d'emprunter les passages interdits :
"Le ballast crisse à nouveau sous nos pas. Devant nous, plus loin, une nuée de lucioles émerge dans le noir, leurs lueurs orangées voletant dans la nuit. Elles semblent flotter sur place et projettent des lumières dansantes sur les murs de brique. A mesure que nous nous rapprochons, les points lumineux s'attachent à des corps humains : ce ne sont pas des lucioles, ce sont des diables. Équipés de lampes frontales à carbure qui produisent de petites flammes jumelles, des gens se pressent à l'extrémité du tunnel." (p. 144-145)
C'est juste après que Macfarlane interrompt son récit pour évoquer Le Livre des passages de Walter Benjamin, et son suicide en 1940 à Port-Bou, où l'artiste israëlien Dani Karavan a conçu un mémorial en son honneur, pour le cinquantième anniversaire de sa mort : " (...) un monument simple et puissant, qui prend lui-même la forme d'une série de passages. Le premier mène sous terre. De la petite place donnant sur le cimetière municipal, un long tunnel d'acier rouillé s'enfonce en pente douce dans le substrat rocheux de la côte." En avril 2018, j'en ai parlé dans l'article Escape room et mémoire des anonymes : " Escalier, tunnel étroit de soixante-dix marches entre ciel et mer, il s'achève avec une vitre où s'inscrit une citation de Walter Benjamin : " Honorer la mémoire des anonymes est une tâche plus ardue qu'honorer celles des gens célèbres. L'idée de construction historique se consacre à cette mémoire des anonymes "" La vitre, écrit Macfarlane, " offre une vue sur une baie étincelante. Les courants y forment un tourbillon dont la spirale se renouvelle à chaque marée."
J'écrivais ensuite : " Et, contemplant ces photos prises sur le site de Didier Long ou sur le site de l'école d'Art d'Aix-en-Provence, j'ai repensé aux photos que j'avais prises la veille à Saint-Germain de Confolens, en visitant l'église Saint-Vincent près du vieux château ou en voyant deux personnes s'engouffrer dans le Passage des Lavandières, qui conduit vers les rives de la Vienne."
" L'œuvre laissée inachevée par Benjamin, poursuit Macfarlane, au moment de son suicide, se renouvelle constamment. Entrer dans Le Livre des passages par l'un de ses mille points d'accès, c'est pénétrer dans un labyrinthe de galeries où, semble-t-il, les parcours ne se répètent jamais."
Je m'avisai un peu plus tard qu'un autre ouvrage pouvait entrer en résonance avec Underland , qui est Le Domaine d'Ana de Jean Lahougue (Champ Vallon, 1998), explicitement inspiré du Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne. Étrange roman, par ailleurs, fruit d'un réseau inextricable de contraintes, auquel Rémi Schulz a consacré plusieurs articles (où il montre entre autres choses qu'il a aussi de nombreux points communs avec Le Mont Analogue de René Daumal, revendiqué ceci dit comme l'un de ses hypotextes générateurs par Lahougue lui-même dans Les clés du domaine ).
J'avais eu la velléité de me pencher de près sur cet ouvrage fort savamment composé, mais j'avais calé en définitive sur l'extraordinaire complexité du système conçu par Lahougue, et remis à plus tard une investigation sérieuse. L'occasion m'était donc donnée, par la bande, d'y revenir. Je ressortis le volume du rayonnage où il somnolait et commençai à lire : " Le 23 mai 1991, un samedi, mon oncle, le professeur Brideuil, qui d'ordinaire s'endormait insensiblement dès les premières pages de notre lecture vespérale, perdit pied moins vite que les autres soirs." (p. 9)
Or, il était très précisément 0 h 14 (ou 0 h 16, je ne sais plus avec certitude) quand je lus cette phrase, le lundi 24 mai. A quelques minutes près, trente ans jour pour jour me séparaient de la première scène du roman.
J'étais un peu déçu de cette correspondance un peu boiteuse, jusqu'à ce que, hier, j'ouvre par curiosité Le Voyage au centre de la Terre, et que je lise l'incipit, la toute première phrase du roman : " Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur Lidenbrock, revint précipitamment vers sa petite maison située au numéro 19 de Königstrasse, l'une des plus anciennes rues du vieux quartier de Hambourg."
Poursuivant la lecture d' Underland, je suis parvenu hier encore à ce récit qui se déroule sur les côtes de Norvège, où l'auteur passe plusieurs jours avec un pêcheur, Bjørnar Nicolaisen, en lutte contre les compagnies pétrolières qui veulent exploiter des fonds marins encore indemnes. C'est un autre roman qui me revint alors en mémoire, L'été des noyés, de l'écrivain et poète écossais John Burnside, une œuvre mystérieuse et magnétique, faux thriller des fjords intranquilles, que je pensais traiter largement sur Alluvions, mais qui, finalement, ne se trouva évoqué que dans un seul article du 14 janvier 2018, Thirteen years old again.
Le récit de Robert Macfarlane se situe à Andøya, l'île la plus septentrionale de l'archipel de Vesterålen, au nord des îles Lofoten, tandis que le roman de Burnside se déroule sur l'île de Kvaløya : cinq heures de route et de ferry séparent ces deux îles qui riment si bien entre elles.
Incipit de L'été des noyés : " Fin mai 2001, une dizaine de jours après que je l'avais vu pour la dernière fois, on remonta Mats Sigfridsson du fond du détroit de Malangen, plus bas sur la côte à quelques kilomètres d'ici."
La date n'est pas précise, mais fin mai, cela correspond bien aux 23/24 mai précédents. Et 2001, cela veut dire dix ans pile après l'incipit de Jean Lahougue.
Tout ceci m'a rappelé aussi un autre livre de John Burnside, un recueil de poésies intitulé Gift Songs (Cape Poetry, 2007), que j'ai acheté le 4 février 2017, au Charity Shop de ce village de Saint-Germain de Confolens, dont j'ai montré plus haut le passage des Lavandières et l'église. A la vérité, je ne l'ai jamais lu, même si souvent j'ai eu la tentation de traduire ces poèmes pour m'améliorer moi-même dans cette langue que je possède si mal.
Mais Saint-Germain, ce petit village lové sur les rives de la Vienne, surplombé de son château médiéval ruiné, c'est surtout le souvenir de ma petite sœur Marie, qui habita là avec sa famille jusqu'à la terrible maladie qui l'emporta en 2019. Aujourd'hui la maison au bout du village est en vente, et je ne suis pas sûr de revenir jamais fouiner dans les rayons du Charity Shop.