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L'histoire de l'amour

Publié le 08 juin 2021 par Les Alluvions.com

Un pas de côté en entraîne souvent un autre, puis un autre, et encore un autre, et de pas de côté en pas de côté, c'est finalement une nouvelle piste qui s'est imposée : une bifurcation a été prise, qui oblige à oublier pour un moment le sentier qu'on suivait de prime abord.

Vendredi après-midi. Le ciel est encore chargé, menaçant. Je me rends sur le site d'Emmaüs de Déols, où le Cabaret du Caboulot tracté anime une braderie. Je réalise qu'il y a bien longtemps que je ne suis pas venu en ce lieu, pourtant bien proche de chez moi. La dernière fois, c'était sans doute pour chiner quelque costume pour une pièce de théâtre. Accueil classique, le gel dans les mains, public assez nombreux mais ce n'est pas la foule immense. Tant mieux. Et très vite, je vois, posé sur un des mille meubles de la zone, une petite pile de livres - qui s'avèrera être celle d'une lectrice de la troupe - surmontée par Le Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne. C'est Underland qui continue de semer ses échos caverneux, je suis entré en terre magique.

L'histoire de l'amour

Avant de suivre les différents spectacles offerts, je file à droite, à la bibliothèque. Et tout de suite s'impose la vision d'un Quarto de Louis Guilloux, D'une guerre l'autre. Louis Guilloux, grand écrivain dont j'ai lu, il y a longtemps, Le pain des rêves, sur son enfance pauvre dans un quartier peu salubre de Saint-Brieuc. A cela j'ajoute deux Folios : un recueil de nouvelles de John Cheever et L'histoire de l'amour, de Nicole Krauss. Et puis la lumière s'éteint. Une coupure de courant qui dure et rend bien difficile la poursuite de la chasse à la pépite littéraire dans la pénombre. J'y renonce bientôt, ces trois livres suffiront bien, qui n'étaient peut-être pas eux-mêmes indispensables.

Retour à la pleine lumière. J'erre entre les éventaires, bascule dans un vieux canapé pour suivre les numéros musicaux et circassiens du Caboulot, vais admirer la Bestia de Giovanni Ortega, sculpture mobile réalisée avec des objets au rebut. Un moment d'art brut, de catabase du caddy :

L'histoire de l'amour

La pluie s'invitera in fine, comme conclusion mouillée à la folie douce de l'après-midi.

Deux jours plus tard, après avoir rédigé cet article inspiré par la mort de l'artiste israëlien Dani Karavan, je commence à relire L'histoire de l'amour. Je dis relire car je l'ai déjà lu il y a quelques années, tout comme j'ai lu deux fois Forêt obscure, de la même auteure, un roman plus récent. Je relis peu, alors cela veut bien dire quelque chose, cela veut bien dire qu'il y a pour moi, chez Nicole Krauss, des motifs essentiels. Et pourtant, pas un mot ici, pas une note, le nom de Krauss n'apparaît pas, et c'est presque incompréhensible.

L'histoire de l'amour, c'est l'histoire d'un livre qui s'appelle L'histoire de l'amour. C'est aussi simple et aussi compliqué que cela. Un livre écrit par un homme qui fuit l'extermination en se cachant dans la forêt, qui voit la fille qu'il aimait partir à l'étranger, qui écrit pour elle un livre de fantaisie, doux et mélancolique, qu'il confiera à un ami, mais je ne veux pas en dire plus. Car à le résumer on pourrait bien perdre le charme de ce livre, dont le destin épouse la tragédie du siècle et suit les chemins d'exil. Je trouve merveilleux, étrange de le retrouver à Emmaüs, de même que j'avais déniché, de façon tout aussi improbable, Forêt obscure à Noz. Et les signes parlèrent d'eux-mêmes : la deuxième narratrice du roman ouvre sa partie page 70 par ce titre de section : 1. MON NOM EST ALMA SINGER

"Quand je suis née, ma mère m'a donné le nom de toutes les jeunes femmes qui se trouvaient dans un livre que mon père lui avait offert et qui s'appelait L'histoire de l'amour."

Et je ne pouvais oublier alors que je devais rencontrer le lendemain, dans le cadre d'une activité associative bénévole, un homme du nom de A. Singer. Dont le prénom comportait aussi quatre lettres et deux A.

La neuvième section m'offrit une ébouriffante coïncidence :

9. S'ENSUIVIRENT LES PLUS HEUREUSES ANNÉES DE LEUR VIE

"Ils vivaient dans une maison ensoleillée couverte de bougainvilliers à Ramat Gan. Mon père a planté un olivier et un citronnier dans le jardin, et a creusé une petite tranchée autour de chacun des deux arbres pour que l'eau y demeure. [...] Ils ont fini par se marier sur la plage à Tel-Aviv et, pour leur lune de miel, ils sont partis deux mois en Amérique du Sud." (p. 80)

Qu'on se rappelle : dans L'olivier et le tourbillon, Ramat Gan est le lieu de l'exposition de Dani Karavan, en 1997, où un olivier se balançait à une potence. Olivier arraché par l'armée israélienne dans un champ appartenant à un Palestinien, quelque part en Cisjordanie : " Des bulldozers l'ont mis à bas au nom du Grand Israël. Dani Karavan l'a recueilli et baptisé "Har Homa", comme cette nouvelle colonie juive qui empoisonne les négociations. L'arbre est arrosé chaque soir. Son père adoptif espère bien le remettre un jour en terre."

Et ce mariage sur la plage fait écho à cette anecdote biographique des parents de Dani Karavan, qui se sont installés, à leur arrivée en Israël, sur la plage de Tel-Aviv, " c'était possible à l'époque de planter une tente dans laquelle ils ont vécu quelque temps." Parents arrivés de Pologne, comme le premier narrateur et véritable auteur de L'histoire de l'amour, Léopold Gursky.

D'autres échos sont encore perceptibles : Alma Singer est un clin d'œil à l'écrivain yiddish Isaac Bashevis Singer dont l'épouse s'appelait Alma. Le compagnon de Léopold Gursky, son voisin du dessus, désigné uniquement par le prénom de Bruno, est un ami fictif, dont le modèle n'est sans doute autre que Bruno Schulz, écrivain et dessinateur, auteur génial des Boutiques de cannelle, assassiné le 19 novembre 1942 dans le ghetto de Drohobycz, ville de Galicie orientale aujourd'hui en Ukraine.


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