Au printemps 1931, Lancelot prévoit de retourner en Allemagne; Elaine propose de l'accompagner sachant que Maritain lui a demandé – si elle passait à Spire en Allemagne - de rencontrer une jeune femme philosophe Edith Stein de sa part, et l'inviter en France... Mais surtout, elle souhaite - comme Lancelot - retrouver cette intimité partagée qu'ils avaient connue à Davos... A Paris, chacun de son côté, il est difficile de se voir; ou peut-être est-ce Elaine, retenue par son milieu, qui n'est pas à l'aise pour afficher une liaison, alors qu'elle est toujours mariée, ce que désapprouve son confesseur....
Pour voyager à deux, dans les meilleures conditions, Lancelot laisse le chemin de fer, et change de voiture pour une Renault Vivastella jaune à deux portes. Et si dans son précédent séjour en Allemagne, seul, il n'avait fait aucun effort pour se loger convenablement, s'en remettant aux opportunités de dernière minute; il prévoit cette fois-ci de réserver dans les meilleurs hôtels, une chambre pour un couple...
Metz est la première étape, avec une rapide promenade autour du palais du gouverneur, et sur l'avenue Serpenoise.... avant de rejoindre leur logis d'étape au Grand Hôtel de l’Europe.
Le lendemain ; il joignent Heidelberg pour plusieurs nuits à l'hôtel Zum Ritter St. Georg ; un lieu que Lancelot ne retrouve pas sans émotion, puisque alors, il n'avait que huit ans, il avait accompagné sa mère à l'occasion d'un congrès de philosophie... Il se souvient avoir pu admirer le Codex Manesse, ce qui semble difficile à présent ; la Bibliothèque ne leur permet d'admirer qu'un fac-similé.... Peut-être à l'image de l'accueil reçu, qui lui semble en général moins cordial, que le souvenir qu'il en avait gardé....
Il faut dire que le climat général est à l'austérité... L'argent semble manquer, le prix du pain est élevé, le chômage est élevé... Les gens s'inquiètent de l'avenir, et voyagent beaucoup moins...
La nouvelle Université vient d'être inaugurée. Des tensions règnent parmi les étudiants, qui se cristallisent autour d'Emil Gumbel, professeur d’origine juive, un socialiste et pacifiste qui exprime ouvertement ses convictions... Alors qu'il est promu '' professeur agrégé extraordinaire '', les nationalistes radicaux parmi les étudiants de Heidelberg, les professeurs, ainsi que les partis nationalistes et leur presse s'opposent avec véhémence à sa nomination, affirmant qu’elle est inconstitutionnelle. Le 7 novembre 1930, lors de l’un des premiers rassemblements contre Gumbel, le Dr Vogel, membre du parti nazi d'Heidelberg, a décrit Gumbel comme un traître au peuple allemand qui, étant juif, infecte « l’esprit historique » de l’université.
Proches de Speyer, Elaine et Lancelot ont prévu un rendez-vous avec Édith Stein, comme promis... Ils sont curieux de rencontrer cette femme de 40ans, connue par sa carrière de conférencière, faute de n'avoir pu, comme femme, prétendre à un poste universitaire. Elle a étudié la phénoménologie à Göttingen, et va suivre Husserl, nommée à Fribourg en Brisgau, elle y soutient son doctorat et devient son assistante, jusqu'en 1918. Sa demande d'habilitation à Göttingen est refusée, bien que soutenue par '' le maître'', mais parce que ''femme''... A Breslau, elle donne des cours chez elle, et enseigne au lycée...
Juive, Edith Stein découvre la foi chrétienne; et se convertit en 1922. Elle souhaitait entrer au Carmel, mais son directeur spirituel lui conseille de patienter... Elle devient professeur de lettres chez les dominicaines de Speyre. En parallèle, elle donne des conférences en Allemagne et à l’étranger sur les questions de la femme et de l’éducation.
Edith SteinA l'occasion d'une demande de traduction du De ente et essentia, puis du De veritate; elle rencontre la pensée de saint Thomas, qu'elle enrichit des acquisitions modernes de la phénoménologie et de l'existentialisme... En 1929, pour les 70 ans de Husserl elle publie un article intitulé : « La phénoménologie de Husserl et la philosophie de saint Thomas d'Aquin. Essai de mise en présence ».
Elaine et Lancelot, impatients de rencontrer Edith Stein, découvre une femme ordinaire, réservée, presque froide... Elle vit ici, comme une dominicaine, humble, au service de ses élèves comme professeur d'allemand; elle donne aussi des cours de latin, et de français; elle parle bien notre langue...! Elaine, lui rapporte sa rencontre à Davos du jésuite Erich Przywara, avec qui elle eut plusieurs entretiens... Edith Stein connaît bien le théologien, et se détend tout à fait, quand Elaine lui raconte qu'elle eut beaucoup de mal à comprendre son exposé sur l' ''Analogia Entis''.... !
A l'opposé de Karl Barth, Erich Przywara pense qu'il est possible d'associer la philosophie et la théologie... Edith Stein, tente d'expliquer à sa façon, ce que le principe de l'analogie peut apporter à la pensée de Thomas... Il y a une analogie entre l'homme et Dieu, en ce qu'ils sont tous deux des ''personnes'' ; il y a donc une communication possible entre immanence et transcendance.
Przywara l'a incitée à confronter Husserl à Thomas d'Aquin. La phénoménologie est un mouvement de pensée qui montre une ouverture renouvelée à la réalité, sans nier le rôle du sujet. Elaine et Lancelot ont du mal à comprendre ce que cela signifie, plus.. concrètement.. ? Edith s'amuse à simplifier : nous sommes - conscient - d'être... Dans cet effort, se rejoignent l'homme qui pense et l'homme qui est au monde... La conscience passe par le sensible … Le sensible n'est pas un obstacle... La phénoménologie analyse le sens que la conscience donne à son rapport au monde... L’explication se clôt par des grands éclats de rire...
Leur entretien se termine par l'invitation de Maritain, à participer à Juvisy aux travaux de la Société thomiste, en septembre 1932. Edith Stein va quitter Speyrer, au printemps 1932, et enseignera à l’Institut catholique allemand de pédagogie scientifique de Münster.