J’ai toujours aimé les couleurs crues de l’aurore. Mon amant les trouvait cruelles, à mon image….Il aimait mettre en relief la somme de mes défauts afin, disait-il de minimiser l’amour qu’il me portait: il ne représentait à ses yeux que faiblesse. C’était un homme, un vrai, de ceux qui aiment garder le contrôle sur leurs sentiments, qui se laissent rarement aller, qui courent après le temps, après la vie. En somme, qui n’ont rien compris. Si l’amour est une perte de temps, je crois bien avoir passé ma vie à la perdre. Cela me fait sourire aujourd’hui mais qu’est-ce qu’il m’a fait pleurer aussi…
Chez mes parents, les rôles étaient inversés : c’était mon père, le « faible », celui qui aime sans détour, et ma mère, la « forte » qui jette sur cet amour un regard sombre et condescendant. Je me souviens de ses gestes dédaigneux envers son amoureux transis. Des gestes pour le repousser, tandis qu’elle était occupée. Ma mère faisait en sorte d’être toujours affairée lorsqu’il était là. Alors il se tournait vers nous, nous prenait tous les cinq dans les bras et déversait sur nous tout ce surplus d’amour dont elle ne voulait pas.
Nous avions visité ce château parce que je l’avais vu en photo dans mon livre d’histoire. Nous courrions dans les couloirs et escaliers, nous moquions des têtes couronnées trop laides, et ignorions notre mère qui jetait alentour un regard d’excuse gêné. Notre jeu consistait à choisir chacun notre chambre, comme si nous visitions notre future demeure. Je n’avais pas hésité et choisi d’emblée la chambre de la recluse.
Elle ne ressemblait pas aux autres pièces. On n’y trouvait ni tapisserie rare, ni dorures, ni tableaux. Tout était noir dans cette chambre : les rideaux, les murs, le lit… Les rares visiteurs qui y pénétraient gardaient le silence tant elle semblait encore habitée. Ce qui m’avait plu tout particulièrement, c’était la tapisserie : noire, bien entendu, mais constellée de fines plumes blanches. Je m’étais agenouillée sur le prie-Dieu face à la fenêtre qui donnait sur le fleuve. Ma mère m’en avait extirpée d’une tape sur les fesses, et mon père m’avait envoyé un petit clin d’œil amusé…
Puis il m’avait raconté l’histoire de la pauvre Louise éplorée qui pleura son mari assassiné et se recueillit le reste de son existence dans cette demeure tenue par des religieuses. Devenue mystique, elle passa son temps à prier, lire les textes religieux et écrire de tristes poèmes qu’elle brûlait au fur et à mesure. J’imaginais cette belle et jeune amoureuse qui consacra sa vie à son mari qu’elle avait du aimer à la folie. Elle avait consacré le reste de son existence à Dieu. Vêtue de blanc, selon l’étiquette du deuil royal, elle ressemblait à la vierge, si l’on exceptait son regard qui sans nul doute avait connu l’amour. On l’y lisait toujours…
Dans ma chambre grise, je me suis essayée à la méditation, sans succès. Je ne faisais que blasphémer à force de prier mon amant disparu…J’étais désespérée de ne posséder aucune photo de lui et petit à petit son visage s’effaça de mon esprit et c’est cette absence d’image que je pleure à présent. Comment envisager l’avenir, lorsqu’on sait qu’on n’aimera plus jamais ? Alors j’ai écrit cette phrase une journée entière : « L’amour est mort, l’amour est mort, l’amour à mort, l’amour amor…. » Jusqu’à ce que le petit cahier d’écolier en soit rempli. Je l’ai posé sous mon oreiller et chaque nuit, je la psalmodie pour trouver une forme de paix juste avant le sommeil. C’est infernal, je ne m’en sortirai pas, je ne le voulais pas d’ailleurs, mais maintenant je sens que malgré moi, la vie m’étreint. Je respire à nouveau des parfums oubliés, des envies subites me réveillent en pleine nuit. Je suis possédée par la vie, je demande du plaisir et soudain comme une évidence je m’assois au beau milieu du lit. Et je ris. Je ris à perdre haleine car ça y est j’ai compris : je dois sortir d’ici.
Je crois bien que je suis enceinte…