" Le plus difficile c'est de trouver par où commencer. " (première partie, Le fou, p. 18)
Vendredi matin, il me restait une cinquantaine de pages d'Au printemps des monstres à lire (quand j'aime un gros livre et que j'approche de la fin, je ralentis pour faire durer le plaisir), et coïncidence ( Philippe Jaenada les aime, et moi aussi) : au même moment à la radio, l'écrivain expliquait à Augustin Trapenard d'où lui était venue l'idée de s'intéresser au meurtre du petit Luc Taron le 27 mai 1964, à l'arrestation de Lucien Léger, sa condamnation à perpétuité (malgré le manque de témoins, de preuves, de mobile), sa libération conditionnelle après quarante années en prison (Léger est sorti à soixante-huit ans à l'automne 2005 ; il meurt en juillet 2008).
J'aurais bien eu envie de vous laisser là-dessus en vous envoyant écouter en podcast (lien) la belle voix nicotinée de l'écrivain, parce que moi non plus je ne sais pas par où commencer (mais bon, même si elle n'est plus professionnelle, ma conscience me torturerait trop).
Tout ce que Philippe Jaenada a dit à Trapenard et ses auditeurs ce matin-là, est dans le roman :
- ses trois années ("sept jours sur sept, cinquante-deux semaines par an") de recherches minutieuses et lectures de comptes rendus d'audience, témoignages, interrogatoires, articles de presse, etc. : des dizaines de milliers de pages ; ensuite, une année d'écriture et de relectures du manuscrit
- sa vision des années 60, noires, pénibles, difficiles, loin des images colorées, twist et rock'n'roll, auxquelles on pense d'habitude
- son regard sur la monstruosité, le mensonge, les apparences, le poids de l'opinion publique ; les faits-divers ont en eux-mêmes peu d'intérêt (haine, violence, bêtise, inhumanité), dit-il, mais en se donnant le temps et le recul nécessaires, en creusant patiemment autour, on (lui) peut en tirer des leçons et regards sur la société, les gens, les mécanismes de l'âme humaine.
Par contre, j'ai remarqué que Philippe Jaenada n'avait rien dit à Trapenard (le format d'entretien de Boomerang est court !) sur Solange.
Tant mieux pour moi, ça me laisse un peu de champ. Mais ça m'a surprise. La troisième et dernière partie du roman (pp. 615-749) porte en titre son prénom ; il n'y parle presque que d'elle ; c'est une évidence pour moi : PJ est tombé sincèrement et tendrement amoureux du petit fantôme de l'épouse de Lucien Léger, le soi-disant "Étrangleur". Il a peut-être voulu garder ça pour lui, trop intime pour la radio ! Je parie que c'est lui seul qui a choisi la photo de couverture, inattendue mais si parlante.
Il compose pour Solange (1938-1970) un portrait-tombeau sensible, qui laissera enfin une trace émouvante de celle qui n'a jamais eu de place dans la société, depuis son enfance fracassée, jusqu'à la fosse commune d'un cimetière de banlieue non identifié où son corps usé de trente-et-un ans a été inhumé.
Personne n'avait jamais parlé d'elle en bien avant Philippe Jaenada (sauf Lucien Léger dans sa correspondance).
Dès le début de l'affaire, il est clair qu'elle n'y est pour rien. Son alibi : elle est "soignée" depuis de longs mois à l'hôpital psychiatrique de Villejuif. La presse fait aussitôt d'elle une folle, une handicapée mentale (sans doute aussi par analogie avec son mari), une inutile. Ce qu'elle n'est pas encore, et qu'elle résistera de son mieux à ne pas devenir, malgré les pressions grandissantes, puis l'abandon total de tous.
Pour PJ, elle est celle qui a le mieux compris le comportement aberrant de Lucien Léger, ses mensonges, ses entêtements, ses revirements.
Mais encore pires que les journalistes, ce sont les enquêteurs, les avocats, les juges, qui vont écarter sans égards (euphémisme ou litote) la jeune femme (soi-disant à cause de sa santé (elle n'a même pas été appelée à témoigner au procès de son mari)), et peu à peu la réduire à une ombre condamnée à s'effacer par leur monstrueuse inhumanité (elle ne s'est pas suicidée).
" En lisant sa correspondance, je me suis rendu compte qu'elle était au contraire tout à fait sensée, douée d'une capacité salutaire de détachement, fine et spirituelle, atypique mais remarquablement lucide, et protégée par son humour. "
(et en matière d'humour, de détachement et d'autodérision, PJ est un connaisseur, un vrai)
Je ne suis pas d'accord, d'avance, avec ceux qui diront que ce à quoi Philippe Jaenada travaille depuis 2010 ( Sulak, La Petite Femelle, La Serpe, Au printemps des monstres), ce n'est plus de la littérature.
Si, c'en est.
J'ai dû le lire quelque part mais je trouve ça juste : c'est de la "littérature du réel".
Ce ne sont pas des biographies, pas des documents, pas des contre-enquêtes (sorry Augustin) ; les choses ont été jugées, les peines exécutées, les personnages principaux sont morts. C'est trop tard pour eux. Sauf pour espérer corriger leur mauvaise réputation posthume toujours vivace, et pour comprendre si possible les incohérences qui parsèment leurs histoires, et qui apparaissent encore mieux avec le temps. Aussi, surtout, pour pointer les erreurs de ceux (avocats, juges, journalistes) qui ont eu leur sort entre leurs mains.
Pas non plus d'accord, avec ceux qui diront : sur la page de titre figure "roman", mais où elle est, la place de la fiction dans un tel livre ?
Tout ce que Philippe Jaenada raconte du fait-divers et de ses suites est vrai, pas truqué, mais par contre pour la narration entre les lignes de ses démarches, de ses voyages de poche, de ses petites mésaventures un peu pathétiques, il est libre d'inventer, de déformer, d'exagérer, ou pas ; et il ne s'en prive pas ! Il y en a il me semble moins que dans La Serpe, mais elles sont toujours une respiration plaisante, parfois hilarante.
Toujours pas d'accord, avec ceux qui remarqueront finement qu'une grande partie de texte est reprise telle quelle d'extraits de documents judiciaires ou journalistiques : où il est alors, le style de l'écrivain ?
Ok. C'est vrai qu'il y a à longueur de page dans APDM, des passages entre guillemets qui ne sont pas des mots de Philippe Jaenada ; mais c'est bien lui qui les a choisis, qui les a organisés pour qu'ils s'articulent avec précision, avec le plus de logique possible, et servent ainsi son projet de dingue...
Vous remarquerez vite, qu'à l'intérieur des pavés de texte rapporté, comme dans les petites histoires distrayantes de PJ, il y a des morceaux entre crochets (attention à ne pas les confondre avec ceux entre parenthèses, qu'elles soient simples ou imbriquées...) ; ils ont deux significations possibles : soit ce sont les commentaires de PJ sur un texte cité, soit ce sont des commentaires ajoutés lors de la relecture du manuscrit. Si il continue comme ça, PJ aura bientôt besoin d'utiliser des {, et des } !
Un exemple (je dirai même un méta-exemple) pour aider (j'espère) ; PJ raconte en aparté l'histoire de Josette Audin (Lucien Léger aurait participé en novembre 61 à une manifestation du comité Audin place Maubert, et voilà que PJ apprend incidemment que la femme du professeur de maths disparu à Alger, a été la prof de sa maman (à PJ) en 57, à Alger, toujours...) :
" une manifestation, donc, en faveur de l'indépendance de l'Algérie et contre les crimes policiers du mois précédent (ce qu'on a appelé le "massacre du 17 octobre", des dizaines d'Algériens tués et des centaines de blessés, lors d'une manifestation initiée par le FLN pour protester contre le couvre-feu imposé par Maurice Papon depuis le 5 octobre, aux seuls Nord-Africains [ je suis en train de relire et de corriger avant de rendre le manuscrit, j'essaie surtout de couper, c'est trop long, ce matin j'ai donc supprimé cette parenthèse sur le 17 octobre, ensuite je sors faire un tour dans le quartier, je longe tout près de chez moi la vitrine d'une boutique La Halle désaffectée devant laquelle je passe tous les jours, je m'arrête, percuté, face à une affiche : elle appelle à se réunir en souvenir du massacre du 17 octobre 1961, donc en rentrant je remets aussitôt la parenthèse que j'avais enlevée, je m'incline, sur cette affiche il y a la photo d'une jeune fille aux longues nattes noires tuée ce jour-là, qui me regarde en souriant, de très loin, de 1961 - Fatima Bedar, jetée dans la Seine à quinze ans ] ) "
Promis, je mettrai infra un extrait de digression jaenadienne un peu plus gaie...
Les vrais critiques littéraires vous parleront mieux que moi des liens de APDM avec les romans de Modiano (mais PJ est bon gars : il signale souvent, voire toujours, ces références) ; encore plus fort : il y a des liens avec Modiano lui même en la personne d'Alberto, son père, qui fait une apparition pour de vrai dans le milieu interlope auquel Lucien Léger a peut-être été mêlé de plus ou moins loin ; moi, avant, j'avais relevé les noms des tout premiers "témoins" dans l'affaire, qui sont plus modianesques que nature : Jacqueline Krolik, David Beck, Jacques Farge, on rêve, non ? pourtant c'est vrai.
J'ai mis une semaine (jours ouvrés) pour lire APDM ; j'ai pris des notes, je me suis parfois perdue, mais chaque fois retrouvée... Philippe Jaenada reconnaît lui même que par moments c'était un vrai " fourbi", son truc, qu'il n'y comprenait plus rien... mais à force de patience (pour lui comme pour moi !), sans vouloir dire que tout s'éclaire, il se dégage, à la fin de cette énorme lecture, un sentiment d'apaisement (un peu triste quand même) qui tranche certainement volontairement de la part de l'auteur avec l'effroi, l'horreur et la stupéfaction ressentis dans les premiers chapitres.
--> à partir d'ici vous pouvez si vous voulez retourner à votre vie normale, tout ce qui suit, ce sont des notes pour moi !
- J'avais quinze ans lors de l'affaire Taron/Léger (PJ, lui, est né l'avant-veille de la découverte du corps de Luc, onze ans, en lisière du bois de Verrières, le 27 mai 1964) ; je n'en ai aucun souvenir, ni du kidnapping et du meurtre du petit Thierry Desouches en 63 qui présentent semble-t-il des similitudes avec ceux de Luc Taron ; nous n'avions pas la télé (on l'aura seulement en 68 pour les JO d'hiver : Jean-Claude Killy (qui me valait des "c'est tout bon, Tilly, c'est tout bon", les sœurs Goitschel, et cie).
- J'habitais Orsay, la cartographie des lieux me parle : Palaiseau, Bièvre, Jouy-en-Josas, la ligne de Sceaux.
- Quand les faits se déplacent sur Paris, je suis aussi en terrain connu (mais des souvenirs plus anciens de ma petite enfance, rue Jouffroy) : la gare Saint-Lazare, la rue de Naples (je crois que maman m'emmenait là dans un centre de la Sécu), rue de Rome, rue du Rocher, le pont de l'Europe (j'étais plutôt pont Cardinet, mais comme Luc, j'avais aimé me perdre dans la fumée des locomotives à vapeur)
- Je me souviens vaguement de la remise en liberté de Lucien Léger, mais j'ai tendance à confondre avec celle de Patrick Henry ; comme, en général, je confonds les faits-divers avec enlèvement d'enfants (Le Petit Peugeot ?)
- Le Mercure de Saint-Quentin-en-Yvelines : c'est là que PJ loge quand il vient consulter les Archives départementales des Yvelines ; j'ai longtemps travaillé dans le quartier de la gare de SQY ; je suis passée deux fois par jour au moins devant le Mercure pendant des années ; ma boîte a quelques fois loué des salles pour y faire des présentations de nos produits de haute technologie (avec lunch au restau pour les prospects), mais je ne connaissais pas les chambres ! PJ me fait visiter :
" Ma chambre, souvent la même, en hauteur, possédait un petit balcon, sur lequel je pouvais fumer en regardant passer en bas les courants pessés ou alourdis par la fatique de centaines de travailleurs hétéroclites qui se dirigeaient vers la gare ou en revenaient, et plus loin face à moi, posé au-delà des voies ferrées, le grand sanctuaire des Archives des Yvelines "
--> #promesse : une digression plaisante (extrait très long, impossible à "couper", preuve de qualité !)
Philippe Jaenada est à l'hôpital Lariboisière pour une opération de la face sous anesthésie générale ; prémédiqué, il attend (longtemps) sur un brancard, sur le dos, dans le sas du bloc opératoire ; sa conscience dérive vers un souvenir censé être agréable : des vacances en Sardaigne avec sa femme et son fils.
" Nous avions loué, au bord de la mer, un appartement en sous-sol, dans le garage d'une maison. (C'était de ma faute, j'avais mal traduit l'annonce, il était question d'un logement "piano terra", donc au niveau du sol, je pensais que c'était au rez-de-chaussée, en réalité, chacals de bailleurs, c'est le plafond qui était au niveau du sol.) L'odeur de cave humide, mélange de renfermé et de moisissure, était difficilement supportable. Au supermarché du coin, nous avions acheté divers aérosols désodorisants, douceur marine, freschezza di primavera, ivresse des tropiques, mais aussi, plus chic et moderne, un genre de fiole ou de petite bonbonne design en plastique, prétendument décorative (parfaite pour la salle d'attente d'un crématorium un peu kitsch (le "Salon du Souvenir" ?)), qui envoie un discret pschitt (avec un peu d'huile essentielle, gage de qualité) lorsqu'on passe devant, grâce, je dirais, à une cellule optique - une technologie inspirée de la NASA. Nous en avions pris trois, des petites bonbonnes funéraires, pour les disposer dans trois endroits stratégiques de notre caveau, trois positions clés, comme à la guerre. Malgré la fortune et l'ingéniosité investies, cela n'a pas fonctionné. Nous avions l'impression de passer nos vacances dans des chiottes de station-service, sur fond tenace de champignons en putréfaction, et comme nous étions touché de plein fouet par le jet à chaque passage devant l'une des bonbonnes, le "parfum" nous suivait partout (la tête de nos voisins le soir au restaurant de la plage), nous en étions réduits à faire des détours de plusieurs pas dans le garage pour ne pas nous faire repérer par les cellules, comme des cambrioleurs vêtus de noir qui échappent au lasers dans un film, le but devenait donc d'éviter à tout prix de désodoriser, ça n'avait plus de sens. Il n'y avait manifestement plus qu'une solution, souvent miracle : le papier d'Arménie. Le petit carnet vert était peut-être le passeport pour des vacances en sous-sol réussies. En début d'après-midi, nous nous sommes avancés tous les trois, pleins d'espoir, vers le petit comptoir au fond de la pharmacie près du port, toute en longueur, déserte. Malgré dix ans de vacances en Italie, je savais à peine demander frustrement ce que j'avais envie de manger ou de boire (comme une bête), c'était à peu près tout. "Arménie", on pouvait raisonnablement parier sur "Armenia", mais "papier"... ("Papel", c'est en espagnol. Ça, je le sais. Mais en italien... "Papelo" ?) Sur le trottoir, avant d'entrer, j'avais donc consulté mon petit Robert & Collins"Allez, c'est à nous !" Je suis repropulsé de Sardaigne à Paris, du trottoir de la pharmacie maudite au bloc opératoire. [...] " de voyage. "Papier" : "Carta". OK. Face au pharmacien, qui nous avait regardés approcher d'un œil incompréhensiblement hostile, j'ai demandé, après avoir convenablement lancé "Bongiorno !" : "Prego, carta di Armenia ?" Entouré d'Anne-Catherine à ma droite et d'Ernest à ma gauche, j'ai ensuite attendu sans bouger, mais rien ne se passait. Il me regardait. (Mais alors vraiment droit dans les yeux, et muet.) J'avais probablement mal prononcé. J'ai souri, pour qu'il y ait au moins quelqu'un de sympathique ici, et j'ai répété du ton le plus doux, poli, gentil possible : "Per favore... Carta di Armenia ? Si ? No ?" (Sous-entendu : si tu n'en as pas, dis-le-moi tout de suite, au lieu de faire des mystères, c'est ridicule.") Il a secoué la tête de droite à gauche, manifestement consterné : "No." (Qu'est-ce ce que c'est que ce pharmacien ? Ce n'est pas son vrai métier, c'est un type de la mafia locale qui rend service à son cousin ? ("Mets ma blouse, Giuseppe, et ne t'inquiète pas, y aura personne à cette heure-là, les gens sont pas assez cons pour sortir en plein soleil à l'heure de la sieste.") Tout à la tension de devoir demander quelque chose d'un peu spécial dans une langue que je maîtrisais peu, je me concentrais sur mon objectif et ne prenais pas le recul nécessaire pour me rendre compte de ce qui se passait. C'est-à-dire, on l'aura compris : il croyait que j'entrais dans sa pharmacie avec ma famille, en touriste actif et sûr de lui, pour lui demander une carte de l'Arménie. J'ai bien peur d'avoir insisté, l'air mi-incrédule mi-réprobateur, en écarquillant légèrement les yeux : "No carta di Armenia ??" Cette fois, il n'a même pas répondu. J'ai dû, malheureusement, faire une tête déçue, le gars qui n'ose pas trop protester contre la réaction rêche du commerçant mais qui n'en pense pas moins : "Et vous appelez-ça une pharmacie ?" Et nous sommes sortis, dépités, avant, sur le trottoir, de comprendre. (Quatre ans plus tard, il doit encore en parler les soirs de Noël à sa famille ("On la connaît , Tonton...) et dans les bars à ses amis - personne ne le croit. (Un touriste allemand entre avec sa femme et marmot dans une petite boulangerie parisienne : "Bonjour ! Avez-vous des sandales péruviennes en cuir, je vous prie ? Oui ? Non ?"))
note 1 : évidemment, ça me rappelle un peu (mais inversé) le pataquès "Et mes moutons ?" au restaurant asiatique dans La Serpe ; peu importe, des comme ça j'en veux encore, je veux encore rire aux éclats en lisant un livre qui parle de choses terribles !
note 2 : en recopiant cet extrait, j'ai trouvé une parenthèse fermante orpheline (je l'ai omise dans ma copie) ! c'est page 483 pour les amateurs...
>> elles et ils en parlent aussi
>> sur ce blog : autres notes où je parle de Philippe Jeanada et de ses romans