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Stefanu Cesari, Pòpulu d’una branata, Peuple d’un printemps par Angèle Paoli

Publié le 14 septembre 2021 par Angèle Paoli

Dans la patience des signes

S i c'était une saison ce serait le printemps, avril-mai de toujours, renouvelés sans cesse dans les mêmes gestes, les mêmes rituels du quotidien, répétés à l'identique. Si c'était un personnage, ce serait un chevalier - et son compagnonnage-, parti en quête de lui-même dans la traversée infinie des apparences. Si c'était un récit, ce serait un conte médiéval tissé d'énigmes à résoudre. Le récit d'un peuple aimé avec ardeur, à qui rendre sans répit, un hommage fervent. Un peuple dont le nom volontairement tu se devine à partir du lieu qu'il visite traverse et habite, depuis des lunes ancestrales jusqu'à ce jour où l'écriture le fait (re)vivre. Pòpulu d'una branata/ Peuple d'un printemps.
Un peuple une saison.
Quatre mots pour définir le dernier ouvrage de Stefanu Cesari, conjointement ou parallèlement écrit par l'auteur lui-même en langue corse et en langue française. Un ouvrage dont le récit, l'écriture et l'esprit se reconnaissent entre mille, comme la continuation, le prolongement, et peut être le point d'orgue des œuvres précédentes.
Aventureux, il faut l'être pour celui ou celle qui se lance dans la lecture d'un tel ouvrage. Qui ne ressemble à aucun autre, si ce n'est à ceux que leur auteur insulaire de naissance et de cœur nous a déjà offert de découvrir. Genitori, Le moindre geste, Prière pour le troupeau, Bartolomeo in cristu. Entreprise aventureuse que cette lecture car le récit, s'il existe, efface et gomme tout le tangible, jusqu'à l'abstraction. Tout ce que le récit habituellement met en place de balises est ici estompé. Dates, noms de pays et de régions, noms de personnes. Aucun de ces repères ordinaires n'est ici explicite. Parfois surgit à l'improviste un prénom, à peine perceptible, que son apparition éphémère ne reconduira pas. Ainsi de gauvain ou de diana maria. De pasquin de joséphine et de quelques autres. Cependant les signes affleurent, ici ou là, par énigme. Tout comme le récit. Car le poète a pris soin, tout au long des pérégrinations et des haltes du chevalier au palefroi, de semer, tel le " poucet rêveur " d'Arthur Rimbaud, ses cailloux au fil des étapes qui composent la quête. Quatre étapes en tout- précédées et suivies de pages non titrées en guise d'ouverture et de clôture - réparties en quatre sections : " Tagliamondu " / " taille monde " ; " Donna varmidda / " femme vermeille " ; " Riacciu di barbarìa " / " ruisseau de barbarie " ; " Una cisterna bianca " / " une citerne blanche ".
Les signes qui ponctuent les pages et essèment dans les poèmes sont de formes multiples et très diversifiées. Signes typographiques grecs, en caractères gras, qui ne révèleront leur secret qu'à la fin du récit, dessins et encres de Joseph Orsolini, exergues choisis avec soin, venus de poètes lus et aimés - Claude Henri Roquet, Juan Gelman, Walt Whitman, Georges Seféris, Gaston Febus ; détails de toiles, fondus dans les poèmes, empruntés à des peintres d'époques et de lieux différents : Pisanello, dernier représentant du gothique européen, A. Pinkham Ryder, Bonifacio Bembo, James McNeill Whistler. Ainsi qu'à la fresque anonyme de la " tombe du plongeur. " L'émouvante plongée du " jadis " chère à Pascal Quignard n'est pas loin. La figure de son Boutès s'impose en contrepoint du plongeur de Paestum. " Dressé nu au-dessus des eaux ", s'apprêtant à affronter " ce vieux rite de passage. "
D'autres signes sont disséminés au fil des poèmes - car chaque page est un poème (miniature enluminure, tempera ou gravure) - , qui renvoient à la Bible et aux évangiles, au tarot Visconti-Sforza, à la geste médiévale des paladins ou aux troubadours du pays d'Oc. Aux grimoires et à l'alchimie, figures cryptées des " fragments d'abraxas ". Le poète sème ses allusions, lesquelles sédimentent en autant de strates imagées qui donnent son sens au récit et à la quête qui le mène, celle d'un " vrai lieu " à redécouvrir et où vivre à nouveau. Ainsi discerne-t-on, comme dans les tapisseries de la Renaissance, les motifs oubliés qu'il faut mettre au jour. Ainsi des motifs de la " Fleur inverse ", chers à Jacques Roubaud, en écho à l'art du " trobar ", chants des troubadours du pays d'Oc :
" une autre version du monde troublera la première, les pourquoi d'une errance à fleur éclose toute inversée ornée, parmi secrètes mémoires... (p. 105) "
Quant au chevalier à qui est posée la question " Comment t'appelles-tu ? " il n'a de réponse que celle-ci :
" Celui qui fera pousser un arbre nouveau, c'est mon nom, c'est comme ça que l'on m'appelle ". Il est le chevalier qui va, pareil au Saint Eustache de Pisanello, ébloui par sa vision de " cerf rouge christophore clé de la porte " qui le guide et le conduit toujours plus avant au-devant de lui-même et des autres, parmi épreuves et obstacles, à la recherche " des vies liées ensemble fenêtres et seuils ".
Cet étrange chevalier, reconnaissable à sa longue coiffe bleue et à ses ors, trace son sillon espace et temps à la recherche d'une vérité qui le dépasse. Vérité universelle, ancrée dans la mémoire collective. Il est tour à tour le roi Cophetua venu d'Afrique, insensible à toute entreprise de séduction mais qui s'éprend un jour de la mendiante à la fontaine :
" mais le cavalier regarde la porteuse d'eau, la reine des pauvres gens qui s'en revient de la fontaine ".
Image biblique, s'il en est, image millénaire, symbole permanent de toutes les contrées de Méditerranée et des pays du désert. Symbole aussi de toute " rencontre éternelle ".
Il est ce jeune homme tout droit sorti de la mythologie grecque, qui monte une chimère mi-coq mi-cheval
et
" Chevauche double bête une seule
jusqu'au croisement des routes. "

Il est ce " cavalier à la coupe ", figure du tarot milanais réalisé au XVe siècle par Bonifacio Bembo pour les cours italiennes des grands de son temps. Quel qu'il soit, de quelque lieu ou de quelque époque qu'il provienne, le cavalier va, accompagné de voix qui font signe. Comme font signe aussi les traces laissées en chemin par les bêtes et les hommes. Objets de tous les jours, abandonnés sur place à la fin du travail, menus objets d'enfants ramassés dans les jeux et rassemblés au fond des poches, objets discrets, parfois ingrats de laideur et de rouille, parfois teintés de magie. Comme les mots précieux que sème le poète dans son pèlerinage spirituel. Car ce qui s'écrit là, se vit là, c'est tout un arrière-pays mental, reconnaissable par ses odeurs, par ses horizons, par ses formes, par ses ombres.
" Des tribus immobiles attendent la fin du jour prises dans leurs granits, leurs porphyres, leurs nudités de marbre obscènes veines diffuses c'est la chair des statues leur visage essuyé chaque jour, chaque matin, mais par qui ? "
Mais aussi par ce qui aujourd'hui le ronge et ronge tous ceux qui l'aiment et tentent de le recomposer. Le récit de Stefanu Cesari est un puzzle qui se lit dans la patience des signes dispersés que l'écriture tisse et assemble, fil après fil, couleur après couleur. Ainsi des caractères grecs disséminés sur les pages blanches qui livrent le secret de l'énigme christique, dissimulée dans les strates de civilisations disparues ou sur le point de disparaître. Une énigme onirique qui n'exclut ni la poésie, ni le souffle qui en est l'âme.
Poussé vers l'Orient par sa soif d'absolu, et de vérité, la figure de ce paladin, étrange étranger, n'est-elle pas la figure du poète lui-même, dissimulée entre les nœuds de trame de l'écriture, dont la recherche ne se peut résoudre qu'à travers l'écriture poétique qui est la sienne ? Une écriture qui se joue de la ponctuation et des rythmes. Une écriture belle et sensible qui va l'amble du chevalier et du palefroi. Il suffit au lecteur de se mettre au diapason de sa marche pour en saisir toute l'originalité et la force envoûtante. Jusque dans la douleur et le désarroi qui s'expriment, frôlant la prière :
" Paire de bœufs sortant du sillon délirant comme eux, tu remontes le cours de ta propre phrase folle, redisant mot à mot toute l'histoire, elle se vide et se remplit, elle respire difficilement, peine à trouver sa propre paix, à qui parler ?
Quand je marche dans la vallée de l'ombre et de la mort, je ne crains aucun mal car tu es avec moi ?
Une montagne s'élève lentement et ferme le désert, la marche d'approche est longue, longue est la prière. "


Stefanu Cesari, Pòpulu d’una branata, Peuple d’un printemps par Angèle Paoli


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