"Il pleuvait dehors, et je me suis donc installé pour lire La rue des crocodiles, le livre que j'avais emprunté à la bibliothèque, et je me demandais si Misha allait appeler. J'ai compris qu'il y avait un lien quand j'ai lu dans l'introduction que l'auteur venait d'un village polonais. Je me suis dit : Soit Jacob Marcus aime réellement les auteurs polonais, soit il me donne un indice."
Nicole Krauss, L'histoire de l'amour, Folio/Gallimard, p.277.
Bruno Schulz n'est jamais cité explicitement dans le roman de Nicole Krauss, mais son ombre le hante tout entier : ainsi La rue des crocodiles que lit la narratrice, Alma Singer, est-elle une des plus puissantes nouvelles des Boutiques de cannelle.
A la fin de la chronique que j'ai consacré aux muses de Bruno Schulz, j'avais signalé le film du réalisateur polonais Wojciech Has, La Clepsydre (Sanatorium pod klepsidra), inspiré de plusieurs nouvelles de Schulz, et qui avait reçu le Prix spécial du Jury en 1973, au festival de Cannes. Je n'ai pas tardé à l'emprunter à la médiathèque et j'ai découvert une œuvre à la fois déroutante et époustouflante, d'une magnificence visuelle rare et dont l'étrangeté n'a rien à envier à celle de l'écrivain de Drohobicz. Il prolongea aussi de troublante manière le rêve de la roche murmurante.
Car le film lui-même est déjà conçu comme un rêve. Toutes les analyses que j'ai pu trouver ensuite concordent sur ce point : ainsi Ann Guérin-Castell écrit-elle qu'on "peut ainsi voir ce film comme le récit d'un rêve, où des fragments plus réalistes viennent étayer des constructions inconscientes foisonnantes et hermétiques." Et Frédéric Mercier, pour Dvdclassik, parle de film-rêve et signale par exemple que "dans ce vaste rêve qu’est La Clepsydre, choses et hommes se confondent à tel point que Jozef revoit certains protagonistes de l’Histoire sous la forme de mannequins de cire et d’automates."
C'est le même Frédéric Mercier qui écrit que "La Clepsydre est un vaste grenier de souvenirs et de possibles récits où l’espace et le temps seraient comprimés par un imaginaire poétique exubérant qui fait songer à la fois à Fellini, Visconti, Ophüls mais aussi à Lynch. Un magma de visions oniriques noyé sous des couches de grisaille gothique et la musique hypnotique et murmurante du grand Jerzy Maksymiuk." Ce que confirme aussi Nicolas Bonci sur le site de Louvreuse.net : "les sons d'ambiance de La Clepsydre, majoritairement tintés de réverbérations et de bruit d'eau, évoquent l'hermétisme du monde dans lequel évolue Jozef tout en participant à l'effet hypnotique de l'ensemble."
La richesse de ce film est telle que je me contenterai ici de ces quelques citations (que l'on n'hésite pas une seconde à lire ces articles tous très bien documentés), à laquelle je rajoute cette dernière, encore une fois de Nicolas Bonci :
"Préfigurant le Black Moon de Louis Malle et les films-rêves de Raoul Ruiz à venir, La Clepsydre et sa transe onirique ne dupèrent pas suffisamment la censure polonaise qui voulait comme de coutume en venir aux ciseaux. Mais le Grand Prix obtenu à Cannes en 1973 empêcha toute coupe désastreuse. Toutefois, la Film Polski saura se venger puisque Wojciech Has sera assigné à l'école de cinéma de Lodz et ne retournera pas avant 1983 et le superbe Une Histoire Banale, critique acerbe et magistrale d'une bourgeoisie décatie. Mais ceci est une autre histoire."Il se trouve que j'ai trouvé lundi à Noz du centre commercial Cap Sud, un coffret de 8 films rares de Raoul Ruiz, édité par la Cinémathèque. Le rêve va sans doute se prolonger.