À Olivier Bailly
"Cette aventure de mon père avec les oiseaux fut la dernière mais éclatante contre-offensive lancé par cet incorrigible improvisateur, ce stratège de l'imagination, contre les remparts d'un hiver stérile et vide."
Bruno Schulz, Les mannequins, in Les boutiques de cannelle, L'imaginaire/Gallimard, 2005, p.59.
Cette même année 2005 furent publiés The History of Love, le premier livre de Nicole Krauss à être traduit en français l'année suivante*, et Les boutiques de cannelle, le recueil de nouvelles de l'écrivain polonais Bruno Schulz, dans la collection L'imaginaire chez Gallimard. Bruno Schulz, abattu par un nazi dans une rue du ghetto de Drohobycz de deux balles dans la nuque le 19 novembre 1942, enseignait le dessin dans le lycée de la ville. Il entretenait une correspondance avec de nombreuses personnes, et c'est de cette correspondance que sont nés les récits étranges des Boutiques de cannelle. Parmi ses interlocuteurs s'impose tout de même la figure de Debora Vogel, poétesse et philosophe qu'il rencontra en 1930 et qu'il demanda même en mariage l'année suivante, mais la mère de Debora s'opposa au projet. Agata Tuszyńska, dans son beau et poignant récit La fiancée de Bruno Schulz (Grasset, 2015), l'évoque page 86 :
"C'est à Zakopane que je rencontrai Debora Vogel, une des femmes mystérieuses à qui était lié Bruno. Il ne voulait pas le reconnaître . Mais ils correspondaient depuis des années, et ces lettres montrent une telle ardeur et un tel talent qu'elles sont probablement, non, certainement à l'origine des Boutiques de cannelle. Elle avait toujours beaucoup de choses à raconter, elle aimait rire, fort, de tout son être."
Debora Vogel ne fut pas pour autant la fiancée de Bruno Schulz : celle-ci, que Tuszyńska fait parler ici à la première personne, s'appelle Jozefina Szelinska, dite Juna, autre muse, une jeune femme belle et cultivée, issue d'une famille juive de la classe moyenne convertie au catholicisme. Bruno et Juna s’aimèrent passionnément, entre 1933 et 1937, à Drohobycz, la matrice littéraire de Schulz, son cosmos qu'il ne put se résoudre à quitter pour la rejoindre, elle qui tout au contraire détestait ce qu'elle jugeait comme un trou provincial et n'envisageait que la vie à Varsovie. A 32 ans, quand elle comprit qu’elle ne serait jamais sa femme, Juna mit un terme définitif à leur relation. Elle ne le revit jamais et vécut seule jusqu'à son suicide le 11 juillet 1991, la veille du quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire de Bruno.
«Autoportrait avec le Livre de l’idolâtrie», 1919, de Bruno Schulz. (Photo Institut historique juif, Varsovie)
"C’est après avoir lu les lettres inédites de Juna à Jerzy Ficowski, explique Carole Vantroys en 2015 dans un article de La république des livres, biographe à qui l’on doit la sauvegarde et la redécouverte de Schulz, que la romancière décide de la faire sortir de l’oubli. À ce matériau initial, l’écrivain mêle les témoignages recueillis lors d’une enquête minutieuse ainsi que ses intuitions. Fragments, morceaux, bribes … tout s’entremêle, comme dans la vie. C’est la méthode Tuszynska qui a déjà mis au point son esthétique des « miettes » dans ses ouvrages précédents dont l’excellent Wiera Gran, l’accusée (Wiera Gran, ancienne chanteuse du ghetto de Varsovie, une autre ombre disparue) qui fit scandale lors de sa parution en 2010 en Pologne, en s’attaquant à Wladyslaw Szpilman, l’icône intouchable du Pianiste de Polanski. Et peu à peu, au fil de ce montage subtil, surgit le portrait émietté de la muse de Schulz mais aussi celui du « monde d’hier », celui de Stefan Zweig (suicidé le 22 février 1942 au Brésil) et de Thomas Mann, celui de Rilke et de Freud, celui d’un monde englouti."
Cette esthétique des "miettes" est évoquée dans le récit lui-même :
"Ce qui lui plaisait le plus, c'étaient les fiches. De courtes notes, des bribes de souvenirs rédigées souvent n'importe comment. Pourtant, il suffisait de donner un titre adéquat et court pour que tout rentre dans un ordre convenable. Une miette certes, mais associée aux autres, elle construisait quelque chose de plus grand. Un portrait de Bruno fait de miettes ? Pourquoi pas ? Tout le monde aime les miettes. Et on pouvait les "picorer" ça et là. Même dans le bus." (p. 317)Il est troublant alors de lire dans Le Monde, sous la plume de Raphaëlle Rérolle, dans un compte rendu de L'histoire de l'amour paru en août 2006 : "Comme la vie elle-même, L’Histoire de l’amour n’est pas fait d’un seul tenant, mais d’une succession de miettes, de fragments, traversés par l’idée de la fragilité qui peut faire voler un tout en morceaux. « Pendant l’âge du verre, indique le manuscrit mystérieux, chacun pensait qu’une partie de son corps était extrêmement fragile. Pour certains c’était une main, pour d’autres un fémur et d’autres encore pensaient que c’était leur nez qui était en verre. » Mais on me dira peut-être que ce mot de "miettes" est une interprétation de Raphaëlle Rérolle, mais non, il est bien présent dans le roman de Nicole Krauss :
"(...) lorsqu'il glissa sa clé dans la serrure, le froid pénétra son cœur. Il resta debout dans sa chambre sombre sans allumer la lumière. Pour l'amour de Dieu, pensa-t-il. Où as-tu la tête ? Mais que pourrais-tu donc offrir à une fille comme elle, ne sois pas idiot, tu t'es laissé tomber en miettes, les miettes ont disparu et il n'y a pas maintenant plus rien à offrir, tu ne peux pas cacher ça bien longtemps, un jour ou l'autre elle saisira la vérité : tu n'es que la coquille d'un homme, il lui suffira de se cogner contre toi et elle comprendra que tu es vide."[C'est moi qui souligne]Étonnamment, c'est avec un autre roman de John Burnside que résonnent les ouvrages convoqués ici, Le bruit du dégel (2017, Éditions Métaillié, 2018), dont j'ai terminé hier la relecture, et où l'on croise une étrange jeune fille du nom de Christina Vogel :
"Je ne remarquai pas tout de suite la jeune fille. Elle devait se trouver parmi les arbres quand j'arrivai, après quoi, en me voyant, elle s'avança prudemment dans la lumière, comme un cerf, ne sachant trop quel danger je risquais de présenter. Elle pouvait avoir douze ou treize ans, me sembla-t-il, et elle était très blanche, avec des cheveux couleur de paille et des yeux clairs, presque bleu pastel, qui semblaient rayonner d'une flamme intérieure. On peut-être d'une fièvre intérieure, quelque excitabilité permanente qu'elle ne pouvait éteindre. Quelque chose, chez elle, me rappela un visage que j'avais vu dans un tableau de Paul Klee - mêmes couleurs pâles, laissant filtrer la lumière - mais je n'aurais su dire si ce visage était celui d'une jeune fille ou d'un ange." (p. 74-75)
Et recopiant ce passage, je ne peux pas ne pas repenser à ces lignes du Lièvre de Frédéric Boyer, où se croisent également l'enfance, le cerf et le danger :
"Je revois l'enfant que j'ai pu être comme un minuscule petit cerf égaré sur une route et pris dans les phares d'un véhicule qui arrive à toute vitesse. Arrête de gesticuler comme ça, disait maman. Je pensais avec effroi qu'elle ne voyait pas ce qui fonçait sur moi. Le danger qui m'emporterait." (p. 74)Mais comment passer sous silence que ce nom "Vogel" désigne aussi l'oiseau en allemand ? A la fin du roman, Christina Vogel revient, associée une fois encore à la figure du cerf mais aussi à celle des oiseaux :
"Bien que la couche de neige soit épaisse aujourd'hui, je sais qu'elle ne durera pas longtemps : l'amélanchier que Jean a planté contre le mur, sur le côté de la maison, sera bientôt en fleur, premier signe de la véritable arrivée du printemps, des bourgeons vont s'ouvrir dans les arbres de ses bois cachés - elle savait depuis toujours que Christina y vivait par intermittence, mais avait fait mine de ne pas s'en apercevoir, pour ne pas la faire fuir. On aurait dit que la jeune fille était un animal de plus parmi ceux qui passaient là, comme le cerf ou les divers oiseaux." (p .352, c'est moi qui souligne)
Les oiseaux qui traversent aussi le récit fiévreux de Frédéric Boyer. Racontant une de ces virées en Gascogne avec l'homme mystérieux qui habitait au-dessus de l'appartement de ses parents, il termine en évoquant ces oiseaux qui traversaient la nuit, "à la vitesse du chagrin à dissiper, indifférents au reste du monde, mais je saurais plus tard que c'était moi qu'ils cherchaient, et je ne le comprenais pas encore, orphelin que j'étais de la connaissance antique des augures. Oh les oiseaux." Et, quelques pages plus haut, alors qu'il revient sur la consultation que lui donne un guérisseur qui se propose de soulager les nœuds du corps et de l'esprit, et qu'il appelle le chaman par une sorte d'auto-dérision, les oiseaux réapparaissent à travers un souvenir qui s'impose tout à coup à lui :
"Je me souviens des rideaux de chintz chez ma grand-mère, aux motifs d'arbres rouges et d'oiseaux noirs qui m'effrayaient. Que sont devenus ces rideaux à présent ? Ont-ils gardé dans leurs plis ma peur d'enfant ?
- A quoi pensez-vous ?me demande le chaman.
- Je ne trouve pas quoi penser d'autre que...
J'allais dire qu'à ces rideaux de chintz. Qui soudain prennent tout l'espace de ma mémoire." (p. 42)
Or les oiseaux sont un motif essentiel de la littérature de Bruno Schulz. Ils sont même au centre de l'une des treize nouvelles des Boutiques de cannelle, où d'emblée s'affirme le danger représenté par le minéral qui échappe à son statut d'inanimé :
"Chaque aube dévoilait de nouvelles cheminées et conduits qui avaient grandi pendant la nuit, gonflées par le vent nocturne, les noirs tuyaux d’orgue du diable. Les ramoneurs ne pouvaient se débarrasser des corneilles, qui se posaient le soir comme des feuilles noires vivantes sur les branches des arbres devant l’église (...)"
On retrouve aussi la figure du Père, tout à la fois héroïque et pathétique, prodigieuse et minable, en lutte continuelle contre un univers retors et maléfique :
"On le voyait à toute heure du jour, juché au sommet d’une échelle, qui tripotait on ne savait quoi sous le plafond, aux chambranles des hautes fenêtres, aux poids et aux chaînes des lampes suspendues. Comme le faisaient les peintres, il se servait de son échelle comme d’énormes échasses et il se trouvait bien dans cette perspective aérienne, près du ciel peint, proche des arabesques et des oiseaux du plafond."
Dessin de Bruno Schulz
Dans la nouvelle précédente, La visitation, le père se confrontait déjà avec la multitude grouillante et indistincte qui peuplait l'espace environnant : "Il percevait, sans regarder, toute une conjuration de clins d’œil en train de s'ourdir parmi les arabesques du papier peint. Elles lui semblaient être tout à coup des oreilles qui écoutaient et des bouches qui souriaient." La colère montait en lui contre cette prolifération d'oreilles et de bouches surgies de "l'ombilic de ténèbres", et il ne retrouvait son calme "qu'à l'heure où, avec la retraite de la nuit, le papier peint s'étiolait, perdait ses feuilles et ses fleurs, laissait apercevoir, à travers ses branches dénudées, l'aurore lointaine. Alors, parmi le gazouillis d'oiseaux en papier peint, dans l'aube jaune d'hiver, il sombrait pour quelques heures dans un sommeil noir et dense."
L'art de Bruno Schulz tient en partie dans cette indistinction du vivant et du figural. C'est comme si ce qui était imprimé, ces arabesques et ces oiseaux de papier peint, parvenait à l'existence, une drôle d'existence chaotique et chancelante :
"Lorsque mon père étudiait de gros manuels d’ornithologie et feuilletait des planches coloriées, il semblait que ces fantasmes emplumés s’envolaient entre les pages pour venir peupler la pièce de leur battement d’ailes bigarré, flocons de pourpre, lambeaux de saphir, de cuivre et d’argent. Pendant qu’il les nourrissait, ils formaient sur le sol une plate-bande ondulante, un tapis vivant qui, quand quelqu’un entrait par mégarde, se disloquait, s’éparpillait en fleurs mouvantes et voletantes pour finalement s’installer dans les hauteurs de la chambre."Ah, il faudrait tout citer, si vous ne connaissez pas Bruno Schulz, lisez cette nouvelle, Les oiseaux, vous n'en reviendrez pas.
D'autres incursions dans cette œuvre, et celles qui font réseau et maillage avec elle, sont dès à présent à redouter.
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* L'histoire de l'amour fut récompensé dans la foulée par le Prix du meilleur livre étranger 2006. De même, ce Prix du meilleur livre étranger fut attribué à la première édition complète des Boutiques de cannelle et du Sanatorium au croque-mort (Denoël, 1974). Ajoutons que La Clepsydre, le film tiré par le Polonais Wojciech Has de l'œuvre de Schulz, avait reçu à Cannes en 1973 le Prix spécial du Jury.