Notre ami Roland Jaccard a mis fin à ses jours, comme il se le promettait et nous répétait qu'il le ferait à la fin de la belle saison, la fiole fatale toute prête à sa portée. Permission de le pleurer, comme il le faisait au cinéma quand les larmes ne se voyaient pas dans le noir...Hier encore, je lui reprochais gentiment sa légèreté et son inconséquence, quand il se disait aussi résolu à en finir avec ce qu'il estimait un affreux monde, à l'instar d'un Albert Caraco, suicidé à l'âge de 52 ans, dont il admirait les écrits autant que ceux de son ami Cioran. Et voilà : Roland a voulu et réussi sa mort, à l'imitation de ses parents.Comme il l'exprime à merveille dans son dernier livre paru, On ne se remet jamais d'une enfance heureuse, le monde actuel ne lui plaisait plus. Son monumental journal, faisant écho aux mémoires de Stefan Zweig, autre grande admiration de notre austro-Vaudois, s'intitulait d'ailleurs Le monde d'avant, paru au début de l'année. Matière et style: tout Jaccard est là. L'agréable commensal n'est plus: ses écrits restent.Si j'avais été en meilleure santé, je l'eusse rejoint ces jours prochains au Lausanne-Palace le jour de ses 80 ans, pour lui offrir du chocolat et renouveler sa dotation de Stilnox. Hélas...Roland Jaccard au Lausanne-Palace: ce sera son dernier mythe, dont j'ai éventé un aspect secret dans un journal japonais, à savoir que le séjour à demeure de l'écrivain dans cette auberge de grand luxe était financé par les "casses" auxquels il participait l'hiver, sur la Côte d'Azur, en compagnie d'un autre de ses amis de chez Yushi, le redoutable Alain Caillol, malfrat revenu de longues années de prison après l'enlèvement du baron Empain, devenu docteur en lettres, spécialiste de George Sand et n'aimant rien tant, en ancien marxiste compagnon de Mesrine, que de braquer les villas de la haute bourgeoisie de gauche en compagnie de Roland le passe-muraille...Il me semblait que Roland Jaccard et moi n’étions pas, à la ménagerie des lettres de la même espèce: lui maigre et sec, se la jouant cynique voire nihiliste, moi plus tendre et sensible; lui très proche de Cioran et de Matzneff, moi contemplatif et poreux, me réclamant plutôt de l'apollinien Cingria et du bon docteur Tchekhov. Cependant nous partagions le goût des journaux d'écrivains (Amiel, Léautaud, Barbellion, Benjamin Constant)et des solipsistes géniaux de la pensée et de la littérature, de Weininger qu'il avait préfacé à Caraco dont il disait partager le combat...J'avais rencontré Roland Jaccard à la fin des années 60 du "monde d'avant", quand il publia Un jeune homme triste à L’Âge d’Homme, avant de tâter des gaîtés parisiennes et de publier un best-seller psy intitulé L'exil intérieur. Des années durant, il m'avait envoyé ses livres dédicacés, dont je parlais parfois. Puis, début 2019, il me transmit un entretien sur Youtube où il parlait de cinéma avec une casquette chinoise et un blouson américain, en un lieu où j’ai reconnu le bureau de Dominique de Roux; je lui ai offert deux volumes de mes carnets qu’il m’a dit apprécier; nous nous sommes retrouvés au restau japonais Chez Yushi, rue des Ciseaux, dans le VIe arrondissement de Paris, où il a une chaise à son nom comme un metteur en scène, et tout de suite le courant a passé: je me suis avec lui senti libre de pensée et de parole comme avec presque personne.La dernière fois que j'ai vu Roland en 3 D, il m'avait invité au Lausanne-Palace pour m'y remettre un cadeau. Lorsque j'arrivai, il me dit qu'il allait me laisser son chien en souvenir avant de mettre fin à ses jours, puis il disparut. J'ignorais qu'il avait un chien sous le manteau, mais moi j'en avais un, brave et fort jaloux de notre affection exclusive. D'abord effrayé à cette perspective, je fus rassuré de voir Roland revenir de sa suite avec Le Monde d'avant, trop volumineux pour être emmené avec mon chien dans nos balades, mais qui n'en porte pas moins la rituelle dédicace d'Amitié fidèle...