Devant la houle noire

Publié le 01 octobre 2021 par Les Alluvions.com

Le 21 septembre, j'ai écrit ceci sur le cahier bleu : "Ma lecture en vagues. En forme de vagues. Ondes qui se chevauchent, se percutent, se composent ou s'opposent. Une houle parfois. Beauté de ce mot, la houle. Son écho terrifiant."

La houle et le sens du bien commun (site)


 Je lisais alors le livre de Cécile Wajsbrot, Nevermore. Qui affichait sur sa couverture les vagues du lac Balaton, où Ágnes Heller avait perdu la vie. Mais je ne pensais pas à cela à ce moment-là. Je pensais à ces livres que je parcourais l'un après l'autre, au cours d'une même journée, sautant d'un essai à un roman, d'un récit à un recueil de poèmes, n'obéissant à aucun programme, allant par "sauts et gambades" comme Montaigne aimait à dire. Il y a bien longtemps, je lisais un seul livre à la fois et quand j'avais fini, je m'emparais d'un autre. C'était simple, c'est comme cela que lisent la plupart des gens, et ma foi, je n'y vois rien à redire. Et puis insensiblement, au fil du temps, les choses ont changé. Je n'ai pas choisi de faire autrement, je ne peux pas faire autrement que de lire de cette façon désordonnée, qui fait que souvent les livres se répondent, s'interconnectent, se saluent à distance. Lecture en vagues, oui, sur la plage souvent troublée et écumeuse d'une conscience inquiète.

Le paradoxe est que j'écris cela en lisant Nevermore, et que Nevermore, très précisément, je l'ai lu sous le régime d'avant, c'est-à-dire d'une seule coulée, sans l'interrompre par une incursion en un autre ouvrage. Je ne pouvais le lâcher, mais peut-être parce qu'il était riche lui-même de multiples références, qu'il tissait un réseau de correspondances qui me dispensait en somme d'y suppléer par des lectures en parallèle.

Et puis il y avait ce mot, la houle, qui soudain prenait une dimension inattendue. Ce h aspiré c'était déjà le souffle qui signifiait l'océan, et le mot se prolongeait, s'allongeait, s'étendait au lointain, porteur d'abîme, rumeur infinie. Et dès le lendemain, les échos en resplendirent dans les phrases qui vinrent à moi. Page 73, Cécile Wajsbrot écrit : "L'Elbe se gonflait d'une houle douce, quelqu'un venait me voir, voulait s'adresser à moi, une voix, une forme - la résultante des astres morts, des étoiles disparues ?"

J'allai voir dans le Dictionnaire historique de la langue française, je ne fus pas déçu : 


La houle a donc à voir avec les cavités et les cavernes. Cet ancien scandinave "hol" trouve comme une résonance dans Climax, le roman de Thomas B. Reverdy, qui se passe en Norvège. Ainsi, page 251 : "Les rafiots vont être largués depuis la plateforme dans la houle de vingt mètres qui vient en lécher les pieds comme un chien fourbe." Et pages 266-267 : "Elle était si vive, la lumière, et plongeait si vite vers l'horizon qu'on eût dit que le glacier, en proie à une vie grouillant et silencieuse, comme une charogne, s'animait et soulevait sa vieille croûte, son enveloppe énorme et fragile, au gré d'un souffle et d'une houle venue des profondeurs."

J'en reviens à Cécile Wajsbrot (traductrice entre autres des Vagues, de Virginia Woolf ) : dans un autre de ses livres, Destruction (que je n'ai pas lu), cinquième et dernier tome de Haute Mer, cycle consacré à « l’œuvre d’art et sa réception », et que je ne connais que par la recension qu'en donne Angèle Paoli, sur son blog Terres de femmes, elle écrit : "« Ils sont partis. Ils ont cédé devant la houle noire et silencieuse qui montait, chaque nuit, devant leur palais. Alors que nous étions rassemblés, ils ont quitté les lieux par une issue secrète et au matin, la vacance du pouvoir a été constatée. »

Et Angèle Paoli de conclure son article (justement titré Dans la houle noire) : "Visionnaire, Cécile Wajsbrot ? Ce qu’elle donne à voir, à lire et à entendre, ce qui s’écrit derrière ces « chroniques sonores » d’une intensité que rien ne vient affaiblir, porté par une très belle écriture et par des images fortes, c’est le monde tel qu’il est devenu. Notre monde.
La question qui se pose désormais à nous, lecteurs, mais pas seulement, est celle de l’épreuve. L’épreuve à affronter, la traverserons-nous avec l’écrivain, côte à côte, dans « la houle noire » qui soudain submerge tout sur son passage, pour qu’enfin puisse advenir la reconstruction tant attendue ?
"