Leçons

Publié le 31 juillet 2008 par Ali Devine

Comme annoncé dans le précédent billet, je m’attacherai à présent à un chapitre du manuel Ozouf et Leterrier.

Le programme d’histoire de la classe de fin d’études, tel qu’établi par l’arrêté du 24 juillet 1947, était pantagruélique : il devait mener les élèves de l’Egypte antique à la création de l’ONU. On était alors plein d’optimisme en matière scolaire. On voulait allonger une scolarité dont l’âge limite n’était encore que de 14 ans, unifier l’école pour la démocratiser, valoriser les travaux manuels et développer des filières techniques, tout en assurant à chaque élève l’acquisition d’une solide culture générale. Le personnel du ministère était alors essentiellement composé de socialistes et de communistes, souvent passés par la Résistance. Leur idéalisme est sensible dans les documents de l’époque.

L’exemplaire que je possède date de 1967. Aucun changement de programme en vingt ans ! Il est vrai que le parti pris en était très clair, et ne devait pas déranger outre mesure le personnel gaulliste : il s’agissait, après un bref rappel relatif aux civilisations de l’Antiquité, de retracer « les faits essentiels de l’histoire nationale ».

Le gallocentrisme du cursus est total, et les évènements survenus hors de nos frontières ne sont évoqués que dans la mesure où ils permettent de comprendre ce qui se passait chez nous. On s’en apercevra en lisant la leçon ci-dessous, consacrée aux croisades. C’est le seul et unique moment où il est question d’une civilisation extra-européenne, en l’occurrence l’Islam. J’ai d’ailleurs été surpris de constater que, dans cet ouvrage utilisé dans les années 50 et 60, il n’est absolument pas question du fait colonial (sauf pour évoquer les conquêtes des XVIIe et XVIIIe siècles).

 

Chapitre X.

Les Croisades et leurs conséquences

Six siècles environ après le christianisme, une nouvelle religion apparaissait, née aussi en Orient : la religion musulmane ou Islam. Fondée par un prophète, Mahomet, elle est encore pratiquée aujourd’hui, surtout en Afrique et en Asie, par 240 millions de croyants. Au Moyen Âge, christianisme et islamisme se heurtèrent durant les Croisades : il en résulta d’importantes et durables conséquences pour notre civilisation.

1ère leçon : L’ISLAMISME, LA PREMIÈRE CROISADE (1095-1099)

Les Arabes convertis à l’Islamisme, avaient conquis, au Moyen Âge, un immense empire et introduit en Europe une brillante civilisation. –Au début du VIIe siècle de notre ère, c’est-à-dire à l’époque des Mérovingiens, un prophète arabe, Mahomet, avait prêché une religion nouvelle : la religion musulmane, ou « islamisme ». Il enseignait l’existence d’un seul Dieu : Allah, à la volonté duquel les croyants devaient se soumettre avec résignation. Les disciples de Mahomet recueillirent ses paroles dans un livre : le Coran, qui est pour les musulmans l’égal de la Bible pour les chrétiens. Cette religion n’avait pas de prêtres. Les musulmans doivent faire la prière cinq fois par jour, observer le jeûne un mois par an (le mois du Ramadan), ne pas manger de porc, ni boire de vin.

Mais le Coran disait aussi : « Combattez ceux qui ne croient pas à Dieu. Le Paradis est à l’ombre des épées. Les braves tombés sur les champs de bataille montent droit au ciel comme des martyrs. » Ainsi fanatisés, les Arabes, après la mort de Mahomet, s’élancèrent sous la conduite de leurs Califes dans d’extraordinaires et rapides conquêtes. En un siècle (632-732), ils occupèrent tout l’Orient jusqu’à l’Inde, tout le nord de l’Afrique, l’Espagne et, enfin, le sud de la Gaule. C’est le maire du Palais Charles Martel qui arrêta enfin cette invasion des « Sarrasins », comme on les appelait, à Poitiers (732) et les refoula en Espagne.

Durant les siècles suivants, les Arabes, dont la civilisation était beaucoup plus développée que la nôtre à cette époque, répandirent dans les pays conquis les fruits de leurs sciences et de leurs arts. En agriculture, ils apprirent aux gens d’Occident à irriguer les terres sèches, introduisirent de nouvelles cultures (riz, thé, asperge, échalote, artichaut). Leurs industries (étoffes de Damas, cuirs de Cordoue, armes de Tolède, objets de cuivre ciselé, meubles d’ébène enrichis de nacre) firent l’émerveillement de nos féodaux encore grossiers. En architecture surtout, ils réalisèrent des chefs-d’œuvre : palais, mosquées, avec leurs salles innombrables, leurs jardins, leurs jets d’eau, leurs portes d’or ciselé. L’Alcazar de Séville, l’Alhambra de Grenade, la mosquée de Cordoue en Espagne, nous donnent encore l’idée de cette civilisation raffinée.

Au XIe siècle, les Turcs musulmans remplacèrent les Arabes à Jérusalem et persécutèrent les Chrétiens. – Dès le début de leurs conquêtes, les Arabes s’étaient emparés du tombeau du Christ à Jérusalem, mais ils en étaient très respectueux et laissaient les chrétiens y venir en pèlerinage. En 1078, de nouveaux envahisseurs, de race jaune, les Turcs s’emparèrent de Jérusalem, et bien plus intolérants que les Arabes, firent subir aux pèlerins chrétiens toutes sortes de vexations et de souffrances.

Ce fut une grande indignation dans toute la chrétienté. La foi était très vive alors et reconquérir le tombeau du Christ sur les « Infidèles » devint pour tous les croyants le moyen d’assurer leur salut. De pauvres gens furent tentés par l’espoir de vivre plus heureux dans des pays lointains et inconnus qu’on disait très riches. Les seigneurs virent, dans une grande expédition guerrière, l’occasion de satisfaire leur goût d’aventures. L’Eglise, qui s’efforçait de les empêcher de se battre entre eux, jugea bon au contraire de les lancer contre les Sarrasins. C’est pourquoi l’idée d’une Croisade suscita l’enthousiasme dans toute l’Europe chrétienne.

La première Croisade, prêchée en France par le pape Urbain II et le moine Pierre l’Ermite, aboutit à la prise de Jérusalem et à la formation d’un royaume franc en Palestine (1095-1099). –Au retour d’un pèlerinage, un moine d’Amiens, Pierre l’Ermite, décrivit au pape les souffrances des chrétiens en Palestine. En 1095, le pape Urbain II prêcha la Croisade à Clermont-Ferrand. Aux cris de « Dieu le veut, Dieu le veut », des milliers d’assistants se décidèrent à partir.

Sous les ordres de Pierre l’Ermite et d’un pauvre chevalier, Gautier-sans-Avoir, une première bande de pauvres gens, traînant avec eux leurs femmes, leurs enfants, leurs animaux, leurs meubles, se dirigèrent par la vallée du Danube, vers Constantinople. Arrivés en Asie mineure, ils furent exterminés par les Turcs.

Pendant ce temps, s’organisait la Croisade des seigneurs. Bien armés, bien équipés, mais accompagnés eux aussi d’une foule de non-combattants, peut-être six cent mille en tout, ils se rendirent à Constantinople par quatre routes différentes. La traversée des déserts d’Asie mineure fut longue et épouvantable. Presque tous périrent de faim, de soif, de maladie ou sous les flèches des Turcs. Quarante mille d’entre eux parvinrent enfin à Jérusalem, s’emparèrent de la ville et, sans pitié, firent un affreux carnage de tous les Sarrasins qu’ils y trouvèrent (1099).
Leur chef, Godefroy de Bouillon, organisa la pays en fiefs, avec suzerains et vassaux, comme en France. Lui-même commanda à Jérusalem, mais il refusa de porter une couronne d'or là où, dit-il, le Christ avait porté une couronne d'épines et il se fit appeler simplement le Défenseur du Saint-Sépulcre. Beaucoup de seigneurs rentrèrent en France. Les autres se firent construire de solides châteaux forts. Pour défendre les pélerins, de nouveaux ordres de moines-soldats, tels que les Chevaliers du Temple ou Templiers furent créés. Ainsi la première Croisade avait atteint son but : délivrer le tombeau du Christ et permettre les pèlerinages.
 

2ème leçon : LES AUTRES CROISADES ET LEURS CONSÉQUENCES

Les croisades suivantes échouèrent ou furent détournées de leur but religieux. –Il y eut, par la suite, sept autres grandes croisades, organisées tantôt par l’Eglise, tantôt par les rois, mais qui échouèrent pour la plupart. L’ardeur pour les Croisades allait d’ailleurs s’affaiblissant de plus en plus. Des intérêts politiques et commerciaux remplaçaient maintenant le bel élan du début. Seules, les deux dernières, la septième et la huitième, prirent à nouveau le caractère de vraies croisades religieuses. C’est qu’elles furent l’œuvre personnelle du grand roi chrétien.

Saint Louis organisa deux croisades en Egypte et à Tunis, qui échouèrent également. –Le tombeau du Christ était retombé aux mains des Sarrasins. Au cours d’une grave maladie, Saint Louis fit vœu d’aller le délivrer. Mais, au lieu de se rendre directement en Terre Sainte, il projeta de s’emparer d’abord de l’Egypte. En 1248, il s’embarqua à Aigues-Mortes, suivi de nombreux chevaliers. Arrivé devant les bouches du Nil, il prit Damiette, mais ce succès resta sans lendemain. L’armée des Croisés fut décimée par la maladie et Saint Louis fait prisonnier (1250). Il dut rendre Damiette et payer une lourde rançon pour obtenir sa liberté et celle de ses compagnons. Apprenant la mort de sa mère Blanche de Castille, il rentra en France.

Dix-huit ans plus tard, en 1270, malgré tous ses conseillers, malgré même le refus de son meilleur ami, Joinville, qui ne voulut pas l’accompagner, Saint Louis entreprit une nouvelle croisade dirigée contre le sultan de Tunis. Son armée, à peine débarquée, fut atteinte de la peste. Saint Louis lui-même malade, se fit étendre sur un lit couvert de cendres et mourut du terrible mal (1270). Ce fut la dernière des Croisades.

Malgré leur échec, les Croisades ont eu de très grandes conséquences. –Ainsi les Croisades avaient échoué au point de vue religieux. Jérusalem devait rester aux mains des Turcs jusqu’à nos jours [?]. Mais si leur but immédiat : délivrer le tombeau du Christ, ne fut pas atteint, elles eurent, par contre, de très importantes conséquences économiques, sociales et politiques.

a) Economiques. –Les Croisades remuèrent de grandes masses d’hommes. Des courants commerciaux très intenses en résultèrent entre l’Orient et l’Occident. De nombreux navires sillonnèrent la Méditerranée pour transporter les pèlerins. Les ports de Venise, Gênes, Pise, Marseille devinrent très prospères. Les Croisés rapportèrent en Europe une foule de produits et d’usages nouveaux empruntés à la civilisation musulmane. Le goût du luxe se répandit en Occident et c’est alors qu’on vit apparaître dans les châteaux ou chez les riches bourgeois les étoffes précieuses, les rames ciselées, les lourds tapis, les miroirs, les parfums, les vêtements de soie, de satin, de velours, et, sur la table, les épices d’Asie, les vins de Chypre, le sucre de canne de Syrie.

b) Sociales. –Le contact entre Musulmans et Chrétiens leur apprit à se mieux connaître. Les Croisés apprécièrent l’esprit chevaleresque, la courtoisie des sultans, les Sarrasins admirèrent la fermeté et la foi de Saint Louis prisonnier ; les uns et les autres devinrent plus tolérants. On verra même, plus tard, au XVIe siècle, un roi chrétien, François Ier, s’allier avec les Turcs.

En France, les Croisades eurent pour résultat un affaiblissement de la féodalité. Pour entreprendre de telles expéditions, les seigneurs eurent besoin d’argent. Les bourgeois des villes et les paysans des campagnes leur en offrirent en échange de leur affranchissement. Ainsi, pendant que la noblesse s’endettait et s’épuisait, car un grand nombre de seigneurs périrent en Terre sainte, le Tiers Etat prenait de plus en plus d’importance.

c) Politiques. –Les rois de France, sauf Saint Louis, ne firent pas des Croisades le principal but de leur politique. Mais ils profitèrent de l’affaiblissement de la féodalité pour fortifier leur pouvoir.

Enfin et surtout, les Croisades où les Français étaient de beaucoup les plus nombreux, firent connaître et apprécier notre pays en Orient. Les Arabes appelaient Francs tous les étrangers venus d’Occident. Et c’est depuis cette époque que, par ses missions, ses écoles, sa langue, sa civilisation, la France a conservé longtemps dans l’Orient musulman un grand prestige et beaucoup d’amitiés.



Suivent un résumé de 25 lignes, 3 dates à retenir, une série de questions et six « lectures documentaires » appuyant les affirmations de l’auteur : charisme des prédicateurs et enthousiasme populaire pour la Croisade, indigénisation des seigneurs latins installés en Orient, noblesse de Saint Louis. Deux extraits du Coran sont cités, l’un qui concerne l'aumône, l’autre « le devoir de combattre l’Infidèle » : « Lorsque vous rencontrerez des infidèles, eh bien ! tuez-les au point d’en faire un grand carnage et serrez fort les entraves des captifs. Tuez-les partout où vous les trouverez et chassez-les d’où ils vous auront chassés, car la sédition est pire que le meurtre. Mais ne les combattez pas auprès de la Mosquée sainte, à moins qu’ils ne vous y attaquent. S’ils se désistent en vérité Allah pardonne ; il est miséricordieux. Mais combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition et que la religion d’Allah soit ! »

Les biais de l’auteur sont évidents :

-tout l’intérêt est concentré sur l’histoire d’un pays dont on postule qu’il est à la fois celui des enseignants et des élèves. Ici, l’Islam n’est (brièvement) évoqué que pour permettre au lecteur de comprendre la violence de sa confrontation avec l’Occident croisé. Je relève par ailleurs la phrase « Le contact entre Musulmans et Chrétiens leur apprit à se mieux connaître. » Byzance et l’orthodoxie n’existent pas, faute de rapports suffisants avec « nous ».

-le récit est parsemé de jugements de valeur posés comme légitimes parce que déduits de l'observation de faits sélectionnés et relevant du « bon sens », la scientificité étant alors priée de se tenir à l’écart : fanatisme des Arabes islamisés, compensé par l'éclat de leur civilisation ; grandeur d’âme spéciale des Croisés venus de France (la participation d’autres nations européennes à ces expéditions guerrières est pratiquement tue).

-les « leçons » qui sont tirées à la fin du texte s’inscrivent dans une téléologie républicaine et patriote, au prix de très importantes distorsions par rapport à la réalité historique. Présenter les Croisades comme l’origine du prestige français au Levant, passe encore. Les envisager comme l’occasion d’un rapprochement fraternel entre Musulmans et Chrétiens, c’est une vision à tout le moins audacieuse. Mais leur faire jouer un rôle dans l’affaiblissement des seigneurs et la montée en puissance du Tiers Etat montre où le systématisme interprétatif peut mener (je relève que le seul terme de « Tiers Etat », employé ici par l’auteur, est anachronique, puisqu’il n’apparaît qu’en 1375, bien après les Croisades donc.)

-de toute façon, l’élève n’est pas invité, ici, à comprendre, mais à apprendre et à croire. Le manuel paraît à cet égard assez décevant par rapport au souci affiché de s’adapter au public des classes de transition -des élèves dont le faible niveau justifie l'emploi de pédagogies actives. Les « questions et travaux personnels » ne font appel chez l’élève à aucune autre faculté que la mémoire ; on lui demande par exemple « Comment s’appelle le Dieu des musulmans ? » ou « Par qui furent organisées les deux dernières Croisades ? »

Il faut tout de même avouer, au bénéfice des auteurs, que leur récit s’acquitte efficacement de sa fonction persuasive. Malgré tous ses biais, il m’a paru très beau dans son alternance d’exposés généraux et de détails frappants, et j’ai aimé son style suranné mais expressif. Des contraintes techniques, depuis surmontées, limitaient considérablement la part de l’iconographie dans les manuels scolaires ; les images étaient en quelque sorte inclues dans le texte. Ozouf et Leterrier écrivent d’ailleurs dans l’introduction de leur ouvrage : « Nous avons voulu que les élèves s’intéressent vraiment à l’histoire. Aussi n’avons-nous pas hésité à fournir dans le texte de nombreux détails pittoresques et précis, des traits caractéristiques et suggestifs. »

Je dois confesser une faiblesse coupable pour la leçon dont je viens d’exposer les défauts. Elle témoigne d’une époque où la France avait encore suffisamment de confiance en elle-même pour considérer que son histoire propre devait seule faire partie de la base culturelle commune à tous les enfants sortant de ses écoles. L’homogénéité de la population et un certain consensus politique permettaient la définition d’une vulgate nationale qui, incitant les écoliers à l’identification, leur permettait à leur tour de dire « nous » en parlant du peuple français. Je crois par ailleurs que cette leçon longue, très écrite, peu illustrée, apparemment aride, est au fond plus accessible pour bon nombre d’élèves que les leçons concises et encadrées de belles images qu’on trouve dans les manuels contemporains. Elle raconte en effet une histoire, les concepts n’étant abordés qu’en tant que le récit l’exige. Or la narration est, de tous les procédés qu’il m’ait été donné d’utiliser, le plus efficace à l’égard des élèves médiocres, et pratiquement le seul qui puisse les persuader de donner une chance à l’enseignant et au savoir que porte ce dernier. Il est vrai que cela peut à la longue encourager une attitude passive d’auditeur pur. Mais je crois qu’un auditeur passif vaut sensiblement mieux qu’un élève décroché, qui repousse avec ennui les instruments pédagogiques pourtant si modernes et si bien pensés que vous lui mettez entre les mains.

A titre de comparaison, j’ai feuilleté un autre manuel, postérieur de dix ans à celui d’Ozouf et Leterrier : il s’agit du manuel Delagrave pour la classe de cinquième, de la collection Aldebert-Kienast (1978). La couverture atteste d’emblée du rééquilibrage programmatique : on y voit une silhouette partagée en deux avec, à gauche, le Taj Mahal, et à droite, une enluminure chrétienne.

Sur les 19 leçons d’histoire, 8 concernent des civilisations extra-européennes, avec des titres tels que « Les grandes lignes de l’histoire de l’Inde du IXe au XVIe siècle » ou « La civilisation chinoise ». En cinquième ! Une seule leçon concerne spécifiquement la France (« L’art français du XIe au XVe siècle ») ; le reste du temps, on parle d’autres pays (« Les Portugais et la route des Indes »), de l’Occident (« La société féodale en Occident au XIe siècle »), ou de l’Europe (« Vers une nouvelle société en Europe »).

Faute d’une leçon spécifiquement consacrée à la monarchie française, Louis IX n’est évoqué, dans la leçon consacrée à « l’évolution de la société féodale », que par cette seule phrase : « saint Louis (1226-1270), exemple parfait du chevalier chrétien, imposa à tout le royaume le respect de la monarchie en rendant une stricte justice. » Le roi de France bénéficie ainsi d’un traitement équivalent à ceux de Tamerlan et Khoubilaï Khan. Quant aux croisades, elles ne sont évoquées que d’une phrase, dans la leçon consacrée à l’Eglise : « Cette influence de l’Eglise sur la société explique qu’elle put, à partir du XIe siècle, lancer le monde occidental, avec les Croisades, à la reconquête de Jérusalem sur les ‘Infidèles’. » Le ton malveillant de cette phrase montre que l’anticléricalisme est l’une des rares constantes des manuels scolaires de l’après-guerre.

En revanche, l’Islam est traité dans deux chapitres : « Le monde musulman après Mahomet » et « La civilisation musulmane » (et il en est de nouveau question dans les pages consacrées à l’Inde). Voici le début de la première leçon :

« Les empires islamiques.

Au VIIe siècle, dans le désert d’Arabie, Mahomet, se présentant comme le dernier des prophètes, avait fondé une nouvelle religion, l’Islam, dont le Coran exposait la doctrine. Mahomet avait demandé à ses fidèles, les Musulmans, de convertir les autres peuples. Ils se lancèrent donc à la conquête du monde et, en moins d’un siècle, constituèrent un immense empire allant de l’Inde à l’Espagne, dont le chef, à la fois politique et religieux, le calife, résida d’abord à Damas. En 750 le pouvoir passa entre les mains de la puissante famille des Abbassides, installée à Bagdad. L’empire arabe, sous une solide administration, connut alors une brillante civilisation.

Mais, trop vaste, cet empire devait bientôt se morceler en plusieurs Etats aux frontières instables. Au Xe siècle sa partie orientale passa sous le contrôle d’un peuple nouveau venu, les Turcs Seldjoukides qui, avec l’Islam, adoptèrent la civilisation arabe. A la fin du XIe siècle, la côte de Syrie subit les attaques des Chrétiens d’Occident, les Croisés, qui furent finalement repoussés. Puis, au XIIIe siècle, Perse, Syrie et Mésopotamie furent quelques temps submergées par la terrible invasion mongole. Mais, en dépit de ces vicissitudes, l’unité de la civilisation musulmane subsista. »


Je trouve ce texte lourd. Le premier paragraphe est manifestement articulé autour de concepts que l’élève doit comprendre et mémoriser pour pouvoir les réutiliser par la suite. Le second est une succession de faits sans rapports les uns avec les autres, dont aucun, d’ailleurs, n’est expliqué ni approfondi (ce qui fait que les Croisades prennent l’aspect d’une incompréhensible intrusion). Le style est incertain, oscillant entre le désir d’une simplicité terre-à-terre et la nostalgie maladroite du beau style (« vicisssssssssitudes »).

Les illustrations, en revanche, sont abondantes. Les progrès de la reprographie permettent de faire figurer dans le manuel des cartes en couleur et de nombreuses images en grand format, par exemple de magnifiques miniatures. Les questions posées aux élèves ne portent plus sur la leçon, mais sur ces illustrations, et elles ne font plus appel à leur mémoire mais à leur esprit d’analyse.

Je suis tout de même frappé par la maladresse des exercices : questions trop difficiles, énoncé intégrant des notions que le manuel n’explique nulle part, exercice d’imagination plaçant l’élève dans la pénible alternative de la paraphrase ou de l’affabulation. –Bref, les méthodes pédagogiques modernes ne donnent alors que des résultats médiocres ; et encore, elles bénéficient des progrès techniques accomplis dans le domaine de l’imprimerie, sans lesquels on serait tenté de parler d’un net recul intellectuel. Si on veut défendre ces méthodes, on dira qu’elles n’ont été qu’imparfaitement appliquées…

On voit donc se succéder deux écoles : la tradition est gallocentrique, narrative et fait essentiellement appel à la mémoire des élèves ; la modernité est cosmopolite, analytique et elle demande aux apprenants de réfléchir. Il est intéressant de noter que ces deux camps ont par la suite mené des offensives successives sur le programme et les méthodes suivis, dans un long mouvement de balancier. A l’heure actuelle, en classe de cinquième, trois leçons sur neuf sont consacrées à la France, quatre à l’Occident ; les deux dernières concernent l’Empire byzantin et le monde musulman. Ce dernier cours doit durer quatre à cinq heures et traite d’un seul tenant la vie de Mahomet, son message, la constitution de l’Empire islamique et sa civilisation. L’étude des Croisades est reportée à la fin du cours sur l’Eglise médiévale, à côté d’autres manifestations de l’expansionnisme catholique telle que la Reconquista ou la conversion des peuples de l’Europe du Nord. Saint Louis est généralement évoqué à travers la lecture « patrimoniale » des écrits de Joinville, dans le chapitre consacré à l’évolution de la monarchie française au Moyen Âge. Un rééquilibrage s’est donc opéré au bénéfice de l’histoire nationale et européenne. Mais du point de vue méthodologique, la victoire des modernes est complète. Les leçons sont plus que jamais articulées autour de concepts et les exercices, beaucoup mieux conçus qu’autrefois, stimulent toutes les capacités des élèves : observation, analyse, esprit critique, rédaction (seule leur mémoire paraît au fond peu sollicitée). Le récit est quant à lui relégué dans les marges, dans des excursus qui ont l’air de concessions faites à l’immaturité des élèves les moins avancés.

Qu’en sera-t-il à l’avenir ? A partir de la rentrée 2009, le cursus d’histoire-géo sera toiletté, comme j’ai déjà eu l’occasion de vous le dire ici et là. Du côté des programmes, les modernes prennent leur revanche : l’histoire de l’Inde et de la Chine, par exemple, effectuera son retour après quelques années d’absence ; des regroupements thématiques seront opérés au détriment de la progression chronologique classique (on étudiera ainsi les trois monothéismes l’un à la suite de l’autre). En revanche, les méthodes semblent opérer un prudent retour vers la tradition. Le document qui nous a été soumis par le Ministère en avril précise en effet : « Il convient non seulement de varier les modalités d’utilisation des documents mais aussi d’accorder une place au récit par le professeur : sa parole est indispensable pour capter l’attention des élèves grâce à un récit incarné et pour dégager l’essentiel de ce qu’ils doivent retenir. » L’importance accordée aux études de cas, au détriment de l’encyclopédisme, peut être interprétée dans le même sens. On étudiera par exemple la Grèce des savants à travers l’exemple d’Hippocrate, d’Aristote ou d’Archimède (ou bien encore d’Eratosthène, mais je crois franchement qu’il ne fera pas le poids par rapport aux trois autres, ce bouffon). Enfin, les trois compétences requises en histoire au collège seront désormais « connaître et utiliser des repères », « décrire » et « raconter ». Ces compétences mnémotechniques et rhétoriques paraissent typiques d’une pédagogie traditionnelle. « Expliquer », en revanche, n’apparaît pas.