Éphéméride culturelle à rebours
Dans la nuit du 7 au 8 octobre 1991 meurt à Rome Natalia Ginzburg.
Née à Palerme en 1916, Natalia Ginzburg (née Levi) est l’une des figures féminines majeures de la littérature italienne. Traductrice et éditrice, elle grandit à Turin où elle fréquente le milieu intellectuel antifasciste des années 30. Natalia Levi y fait la connaissance de l'éditeur antifasciste Leone Ginzburg, qu’elle épouse en 1938. De cette union naît en 1939 Carlo Ginzburg qui deviendra un éminent historien.
Durant toutes ces années, Natalia Ginzburg consacre son temps à la traduction d’auteurs étrangers : Tchékhov, les romanciers américains, Marcel Proust. Parallèlement, elle publie des récits dans la revue Solaria. Nos années d’hier en 1952 ; Valentino, qui obtient le prix Viareggio en 1957. C’est avec la publication de son récit autobiographique Les Mots de la tribu (1963) — qui lui vaut d’être récompensée par le prix Strega — que Natalia Ginzburg acquiert une véritable notoriété.
En 1962, Natalia Ginzburg publie chez Giulio Einaudi, Le piccole virtù. En 2018, les éditions YpSilon proposent de ces « essais » rassemblés sous le titre Les petites vertus une traduction signée Adriana R. Salem.
Les chaussures trouées (extrait de l'incipit):
J’ai des chaussures trouées, et l’amie avec laquelle je vis en ce moment a, elle aussi, des chaussures trouées. Vivant ensemble, nous parlons souvent de chaussures. Si je lui parle du jour où je deviendrai une vieille écrivaine célèbre, elle me demande immédiatement « Quelles chaussures auras-tu ? » Alors je lui dis que j’aurai des chaussures en daim, avec une grande boucle d’or sur le côté.
J’appartiens à une famille où tous ont des chaussures solides et en bon état. Ma mère a même dû faire faire une petite armoire exprès pour les ranger, tant elle en avait de paires. Lorsque je reviens chez eux, ils hurlent d’indignation et de chagrin à la vue de mes chaussures ; mais moi, je sais que l’on peut vivre même avec des chaussures trouées. Pendant l’occupation allemande, j’étais seule ici à Rome, et je n’avais qu’une seule paire de chaussures. Si je les avais données au cordonnier, j’aurais dû rester au lit deux ou trois jours, ce qui m’était impossible. C’est pour cela que j’ai continué à les porter ; et en outre il pleuvait, je sentais qu’elles se défaisaient lentement, devenaient molles et informes, et je sentais le froid du pavé sous la plante des pieds. C’est pour cela que, même maintenant, j’ai toujours des chaussures trouées, parce que je me souviens de celles-là, et qu’en comparaison elles ne me semblent même pas tellement trouées ; et si j’ai de l’argent, je préfère le dépenser autrement, parce que les chaussures ne me paraissent plus quelque chose de si indispensable. J’avais été gâtée dans ma jeunesse, toujours entourée d’une affection tendre et vigilante, mais pendant cette année-là à Rome je fus seule pour la première fois, et c’est pour cette raison que Rome m’est chère, bien que lourde d’événements pour moi, lourde de souvenirs angoissés, avec peu d’heures douces. Mon amie, elle aussi, a des chaussures trouées, et c’est pour cela que nous nous entendons bien. Mon amie n’a personne qui lui fasse des reproches pour les chaussures qu’elle porte, elle n’a qu’un frère qui vit à la campagne, et qui circule avec des bottes de chasseur. Elle et moi savons ce qui arrive lorsqu’il pleut, et que les jambes sont nues et mouillées, et que l’eau entre dans les chaussures, et qu’alors se produit ce petit bruit à chaque pas, une sorte de clapotis.
Mon amie a un visage pâle et masculin, et elle fume avec un fume-cigarette noir. Lorsque je la vis pour la première fois, assise à une table, avec ses lunettes cerclées d’écaille et son visage mystérieux et méprisant, avec son fume-cigarette entre les dents, je trouvais qu’elle ressemblait à un général chinois. Je ne savais pas alors qu’elle avait des chaussures trouées. Je l’ai su plus tard…
Natalia Ginzburg, « Les chaussures trouées » in Les petites vertus, Traduction d’Adriana R.Salemn, YpSilon. Éditeur, 2018, pp.19,20