Je venais juste de publier l'article précédent, Sur cette toute petite Terre bleue, lorsque j'ai repris la lecture, à peine entamée, du roman La beauté des jours, de Claudie Gallay, emprunté la veille à la médiathèque, roman sorti en 2017, trois ans après Détails d'Opalka. Ma curiosité s'était éveillée : retrouverais-je dans une fiction cette passion simple pour la trajectoire d'un artiste comme Opalka ? Je dis passion simple, et il faut l'entendre comme un compliment : Claudie Gallay ne se veut à aucun moment historienne de l'art, elle témoigne d'une attirance, d'une sensibilité, rien de plus, et l'intelligence de l’œuvre vient par surcroît, sans ostentation. Et c'est aussi ce que l'on retrouve très vite dans cette histoire de Jeanne, une jeune femme à la croisée de sa vie. Mais je vais trop vite.
Voilà, j'ai écrit l'article, et je replonge dans le livre, composé comme Détails de chapitres courts, non numérotés. Est-ce à dire que les nombres n'ont pas d'importance ici ? Pas du tout, car à cette reprise de lecture, page 44, je découvre, un peu éberlué, la propension de Jeanne à manipuler justement ces nombres. La scène est pourtant tout ordinaire : elle travaille à un guichet de la Poste, au côté de M. Nicolas, son supérieur, un monstre de rigueur et d'habitude. un homme dont elle sait très peu de choses : "Elle passait pourtant 35 heures par semaine à côté de lui. Et depuis deux ans. A raison de sept heures par jour, 35 heures par semaine. 140 par mois." Elle calcule pour finir qu'elle a passé 3430 heures à côté de lui. "
"- Encore 13 heures et on sera à 3443 heures d'existence l'un à côté de l'autre.Opalka n'est cité à aucun moment dans le livre, mais quelque chose demeure de sa fascination du nombre en lien avec le passage du temps. Et comment ne pouvais-je pas être touché à l'évocation de ce palindrome, notion si présente sur Alluvions, et de ce nombre 4444, un des nombres-événements d'Opalka, cher aussi à Rémi Schulz, et dont je fis matière d'un article le 8 juin 2017, l'année donc de La beauté des jours.
M.Nicolas a haussé les épaules.
Elle a insisté. Il y avait des clients. Elle a chuchoté.
- 3443, c'est un palindrome magnifique... Nous y serons dans deux jours.
Elle lui a dit l'heure exacte.
C'était comme un rendez-vous. Une fois atteint, ils le dépasseraient. Et un jour, forcément, ils atteindraient les 4444 heures ! 4444 ! Quel chiffre vertigineux !"
Une autre artiste traverse le livre, Marina Abramović, célèbre pour ses performances, où il s'est mise parfois en réel danger. Une photo la représentant, encadrée dans le couloir de l'entrée, s'était décrochée, laissant un blanc, "un rectangle de lumière, format 24 par 12." D'une certaine manière, c'est ce minuscule incident qui va troubler la vie jusque là bien rangée, presque immobile de Jeanne, entre son mari aimant, ses deux filles jumelles qui ont bien grandi et prennent leur essor dans la vie, et les dimanches à la ferme familiale, avec ce père taiseux qui ne semble pas se consoler de n'avoir eu que des filles, la grand-mère, la M'mé, que la mort semble avoir oublié, et la dernière petite nièce, Zoé, que la déficience mentale a rendu différente. D'une certaine manière encore, c'est Opalka qui s'inscrit dans ce rectangle de lumière, lui qui a éclairci progressivement le fond de ses toiles, pour tendre vers le blanc sur blanc, blanc de zinc, blanc de titane, pour que les nombres soient encore visibles sous certains angles, comme ces gravures paléolithiques qu'on ne peut deviner que sous la lumière frisante des torches des guides.
Un artiste encore est commun aux deux livres, le roman et le récit, c'est Christian Boltanski, avec sa création des Archives du coeur, sur l'île de Teshima.
"Il est parti de l'idée que les pulsations de coeur sont quelque chose de très personnel, aussi fort qu'un autoportrait, aussi représentatif. Il a donc enregistré les battements de son propre coeur et les donne à entendre en même temps que défile, sur un montage vidéo, le vieillissement de son visage, de sa petite enfance à ses soixante ans. C'est une installation intime que l'artiste a voulue comme une lutte contre l'oubli. En prolongation, Boltanski a enregistré les battements d'autres coeurs, ceux de milliers d'inconnus, des coeurs du monde entier, et il les a réunis au Japon, sur la petite île de Teshima, en mer intérieure de Seto, une exposition afin de préserver "la petite mémoire"." (Détails Opalka, pp. 94-95)
Boltanski est lié à Martin, cet ancien amour de jeunesse qui n'a pu s'épanouir, retrouvé en ville par hasard (hasard ou destin? question qui apparaît dès la page 10*). Restaurateur de fresques, il bouleverse l'existence de Jeanne, qui ne sait plus trop quelle direction donner à sa vie. L'accompagnera-t-elle au Japon sur l'île où il veut déposer les battements de cœur de sa sœur disparue ?
"Il avait besoin quelquefois de se rendre dans la cabane de Boltanski. Il prenait alors un vélo et remontait jusqu'au milieu de l'île. L'endroit ressemble à une grotte, une ampoule pend du plafond et pulse au rythme des battements. Des cœurs de milliers de gens. Il disait qu'il ressentait, à écouter ses pulsations, un moment d'émotion à nul autre pareil."
A lire les critiques autour de l'oeuvre de Claudie Gallay, les mots de tendresse et de douceur reviennent souvent. Ils ne sont pas usurpés. Ce qui est remarquable chez elle, c'est qu'ils ne cachent rien de la dureté aussi de la vie. Aucun angélisme, même dans l'évocation de la vie à la campagne, trop souvent corrompue par cette nostalgie d'un bon vieux temps qui n'a jamais existé. La notice de Wikipedia nous assure qu'une chanson de Dominique A lui est une ressource : Rendez-nous la lumière. Je finirai là-dessus (comme par hasard, le micro a pris la forme d'une ampoule).
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* Et question dont un article de Jean-Jacques Birgé se fait l'écho (et le Japon y est aussi présent) dans l'article publié ce même jour : Ni le jardin de son éclat.
"Troisième photo. Dans cet ordre. Secret bien gardé. Accelerando de percussion. C'est la musique de Fumio Hayasaka pour l'arrivée de la police dans Les amants crucifiés. Finalement je prends le temps, le temps d'écrire, le temps de vivre. Il serait temps. Il est toujours temps. C'est ce que je m'évertuais de répéter hier soir à un ami en détresse. Rien n'est jamais joué. Encore une fois résonne dans ma tête la fin de Au pied de la lettre dans Trop d'adrénaline nuit, le premier disque du Drame : sans que nous nous soyons concertés, Bernard scanda "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" tandis que je clamais "Tout homme détient dans ses mains son destin". Je n'avais que 24 ans, mais Apollinaire et Vigo se complétaient à merveille."