lu pour l'opération aux éditions BakerStreet, traduit de l'américain par Isabelle D. Philippe, septembre 2021, 335 pages, 21 euros
Masse Critique de (on choisit un livre dans une liste de nouveautés, on reçoit le livre, on donne son avis sur le livre, on le partage)
Quand j'étais snob et menteuse (il y a fort longtemps)... je disais que mon livre préféré, c'était L'Attrape-Cœurs de J. D. Salinger.
Depuis j'ai presque tout oublié de l'errance d'Holden Caulfield dans Manhattan ; par contre j'ai conservé le souvenir du pincement au cœur que m'avaient laissé les dernières lignes d' Un jour rêvé pour le poisson-banane (dans le recueil intitulé Nouvelles).
Dans une interview récentelien, Jerome Charyn dit que L'Attrape-Cœurs n'est pas son titre préféré de Salinger, qu'il vient bien après les Nine Stories. Comme moi ! ai-je pensé (moins snob, peut-être, mais pas plus modeste !).
est un roman biographique qui couvre la période 1942 à 1947 de la longue vie de Salinger.
Il est mort à 91 ans en 2010. Le succès mondial de L'Attrape-Cœurs et de ses recueils de nouvelles lui ont assuré une vie confortable. Il n'a plus rien publié après 1965 et vivait retiré (on parle souvent de réclusion, mais ça se discute) dans le New Hampshire. Marié trois fois, il a eu deux enfants.
Avant d'être mobilisé à 23 ans pour servir dans le contre-espionnage militaire et préparer le débarquement sur les côtes françaises, Salinger avait déjà connu un certain succès avec des nouvelles publiées dans diverses revues. Il fréquentait les cercles mondains, intellectuels et littéraires, de New York ; une carrière, une vie, selon ses vœux semblaient s'ouvrir devant lui, mais l'entrée en guerre des États-Unis a tout remis en question ; pas que pour lui, comme on sait.
Tous ceux qui aiment Salinger et ses livres connaissent déjà tout ça, mais moi je ne le savais pas dans tous les détails que révèle Charyn.
En 2014, Frédéric Beigbeder a publié un joli roman intitulé Oona et Salinger à partir de l'idylle de Salinger avec Oona O'Neill (fille de prix Nobel de littérature, future dernière Mrs Chaplin, mère de huit des enfants de Sir Charles) ; je l'avais lu et il m'en était restée l'impression que l'auteur germanopratain était plus amoureux de Oona que de Sonny (ou Jerry, ou Djèdi, les petits noms de J. D. Salinger).
Dans le prélude new-yorkais de Sergent Salinger, Charyn est un peu moqueur vis-à-vis de la toute jeune fille étourdie par son statut de Débutante de l'année 1942 et par les talents de danseur de rumba d'un beau gosse qui voulait devenir écrivain ; ça rétablit l'équilibre avec la version romantique qui voudrait que Salinger se soit enrôlé par dépit amoureux. Avantage Charyn !
vérité historique vs vraisemblance romanesque
Jerome Charyn m'a donné une bonne leçon (d'auteur à lectrice) sur ce thème.
Je ne connaissais rien à l' opération Tigre (avril-mai 1944), menée dans le Devonshire parce que les plages de Slapton Sands y offraient un plateau de manœuvres préparatoires idéal grâce à leur ressemblance avec celles du Cotentin. Une "foirade" épouvantable : 750 morts anglais et américains (peu de civils, Thanks God, ils avaient été "déplacés" pour l'occasion).
Le tableau qu'en fait Charyn est inédit et glaçant.
Salinger a commencé à morfler psychologiquement dès ce moment là, il y avait de quoi.
Suit le vrai débarquement en Normandie... Salinger est de la "deuxième vague" sur Utah Beach.
Juste après intervient - d'après Charyn - un épisode qui m'a laissée perplexe et fait douter un moment du sérieux de l'auteur et de sa fidélité à la bio de Salinger.
Ce qu'il reste de la compagnie de Salinger traverse péniblement les marais qui bordent le littoral ; ils arrivent dans un village : Sainte-Mère-Ménilmontant (" ou quelque chose comme ça " : sic) !
Même sans être spécialiste du D-Day, on a vu Le Jour le plus long !
De plus, au même moment, ma mère et mes grands-parents vivaient sous les bombardements alliés sur Caen ; leurs souvenirs sont encore dans mon histoire familiale. L'épisode du parachutiste américain accroché au clocher de Sainte-Mère-Église, est bien connu (mais peut-être pas des lecteurs américains qui sursauteront moins haut que moi...).
Dans son roman, Charyn réutilise ce fait historique en le transformant : les allemands ont fui après avoir abattu le parachutiste pendu au clocher (le vrai avait été récupéré vivant : John Steele décèdera en 1969), et miné le village abandonné aux collabos.
Question à moi-même :
Fallait-il désormais "douter" de tout ce que Charyn avait raconté avant ça (Slapton Sands, l'opération Tigre), et de ce qu'il raconterait après (Cherbourg, Paris, les Ardennes, Le Luxembourg, les camps de la mort en Allemagne) ?
Réponses toujours à moi-même :
Mais non, fais pas ton bas-bleu, c'est un roman ! Arrête de consulter Wikipedia à chaque page lue, ça gâche le plaisir. Admire le savoir-faire de Jerome Charyn pour faire revivre une énigme littéraire émouvante (un jeune écrivain talentueux qui va bientôt arrêter d'écrire, en tout cas de publier, à jamais). Enjoy!
Et d'ailleurs, après ce simili-scandale qui avait interrompu brièvement ma lecture (comment ? quoi ! un romancier de renom pris en flagrant délit de fictionner la réalité historique ! est-ce bien pardonnable ?), j'ai effectivement lâché prise et accepté sans plus broncher les belles inventions de Charyn, comme le sauvetage de la petite polonaise suppliciée de Dachau, ou le beau final entre rêve et réalité à Bloomingsdale (où j'ai retrouvé avec gratitude et émotion mon cher poisson-banane !).
Ce que Salinger a vécu très jeune en quelques années, est complètement fou, dévastateur et douloureux....
Charyn nous le fait parfaitement comprendre par sa narration énergique des opérations militaires qui jalonnent les tribulations dramatiques de Sonny en Europe, les dialogues (inventés, donc), les descriptions des comportements et des états d'esprit borderline de tous ceux qui se sont retrouvés embarqués avec Sonny dans la lessiveuse émotionnelle et absurde de la deuxième guerre mondiale.
À part les grands noms (Hemingway, Eisenhower, Theodore Roosevelt Junior...) je ne suis pas sûre d'avoir toujours su distinguer les personnalités historiques des personnages fictifs (ou développés à partir d'une base réelle) par Charyn. Peu importe, ce sont de beaux portraits de soldats qui complètent ou développent celui de Sonny.
Juste un mot, à propos d' Hemingway et Salinger. Ils se connaissaient, c'est avéré. Il y a plusieurs rencontres savoureuses ou touchantes (réelles ou pas, peu importe) entre les deux écrivains dans Sergent Salinger (au Stork Club de New York en 42, au Ritz à Paris en 44, à la clinique psychiatrique de Nuremberg où Sonny se fait soigner volontairement pour dépression en 45).
Dans son rapport aux combats, à la guerre, l'aîné Hemingway est l'opposé du jeune Salinger. Charyn montre bien que si Salinger admirait Hem (mais lui préférait de beaucoup Fitzgerald sur le plan littéraire), il n'était pas dupe de ses rodomontades et effets de muscles qui à leur manière camouflaient mal eux-aussi des traumatismes durables (Hemingway, gravement blessé pendant la Grande Guerre).
Dans une interview qu'on peut trouver sur YouTube, Jerome Charyn (né en 1937) dit sa fierté d'avoir écrit sur la campagne de libération du joug nazi menée par les américains en Europe et à laquelle participait Salinger ; il rend en même temps un magnifique hommage à un homme détruit, hanté, qui pour simplement rester vivant, traduira ce qu'il a vu, vécu, et ressenti, dans des textes déchirants publiés à son retour, sans jamais y parler directement des combats, ni des horreurs des camps ; et une fois cela fait, il se taira.
Merci à Babelio et aux éditions BakerStreet de m'avoir offert ce livre que j'avais choisi et auquel je tenais.
Merci à Jerome Charyn d'avoir éclairé de son propre immense talent les années terribles d'un écrivain largement adulé.
Il y a eu, surtout aux États-Unis, beaucoup de thèses, études, biographies, récits, romans, quelques films aussi parait-il, pour décrire ou expliquer la vie de Salinger après guerre. Il y en aura d'autres sans doute, mais le mystère J. D. Salinger ne sera peut-être jamais complètement levé, et ce sera bien, il le mérite.
Pour ceux qui souhaiteraient consulter un "socle" biographique solide en français, il y a : Salinger intime : enquête sur l'auteur de L'attrapes-cœurs, Denis Demonpion chez R. Lafont, prix Goncourt de la biographie 2018.
En février 2010, j'avais écrit un billet de blogue intitulé :
le weekend où Salinger est vraiment mort lien
Pas que j'en sois particulièrement fière, je n'y dis pas grand-chose d'intéressant, mais c'est révélateur de mon intérêt pour cet écrivain.
J'y relatais notamment la réaction à chaud de Bret Easton Ellis sur Twitter à l'annonce de la disparition de J. D. Salinger :
Pour moi, cela n'était ni scandaleux ni irrévérencieux, mais un hommage en forme de provocation trash : le sentiment commun aux écrivains vivants qui disaient devoir leur vocation à la lecture de L'Attrape-Cœurs.
Ils pouvaient se sentir enfin libérés de l'influence castratrice d'un écrivain fantôme de son vivant !
[relecture] Pour Esmé, avec amour et abjection, In: Nouvelles, recueil publié en France en 1961, traduction de Jean-Baptiste Rossi (aka Sébastien Japrisot), préface de Jean-Louis Curtis
J. D. Salinger a publié Nine Stories (titre original) en 1953 (deux ans après L'Attrape-cœurs).
C'est là qu'on lit, ou relit ou re-relit, Un jour rêvé pour le poisson-banane dont j'avais gardé le souvenir si fort.
Cette fois-ci c'est Pour Esmé, avec amour et abjection qui m'a laissée ko (et qui prend la tête de mon top-ten Salinger !).
Pourtant je l'avais déjà lue et sans doute relue, mais c'était avant le roman de Jerome Charyn.
Ce que je dis n'est pas du tout dépréciatif, mais je n'arrête pas de penser que c'est cette nouvelle-là qui a principalement servi de référentiel émotionnel à Charyn pour son Sergent Salinger.
Esmé, c'est le joli prénom d'une petite anglaise de 13 ans réfugiée dans le Devon qui n'a pas la langue ni les yeux dans sa poche. En avril 44 elle croise un jeune soldat américain taciturne dans un salon de thé ; au cours de leur conversation, elle lui arrache la promesse qu'il écrive une histoire " rien que pour elle, ni bête, ni puérile " (d'où le titre de la nouvelle, en forme de dédicace), mais une histoire qui comporte une part d'abjection, exige-t-elle ! Le lendemain, le soldat part en opération. Avec six ans de retard, il tiendra sa promesse.
Je dis qu'il n'y avait aucune chance que j'oublie. Je lui expliquai que je n'avais jamais écrit d'histoire pour personne, mais que le bon moment me semblait venu de commencer.
- Au revoir, dit Esmé. Je souhaite que vous reveniez de la guerre avec toutes vos facultés intactes.
C'est rare dans une nouvelle de Salinger, mais le narrateur-soldat de la première partie (avec amour) a tant de points communs avec l'auteur qu'on se demande si...
Beaucoup de ressemblances aussi avec le vécu du Sonny de Charyn.
Je dis que je n'avais encore rien fait du tout, que je n'étais sorti de l'Université que depuis un an, mais que j'aimais me considérer comme un auteur de nouvelles.
Tandis qu'Esmé tirant son petit frère par la manche, puis le soldat, quittent le salon de thé anglais, J. D. Salinger nous transporte d'un coup dans l'espace et le temps pour la seconde partie (avec abjection). Nous sommes en 1945, après l'Armistice, en Allemagne. Un tour de passe-passe qui transforme également les personnages : un adjudant X que je me risque à identifier comme étant le soldat du début de l'histoire bien qu'il soit devenu méconnaissable, et son chauffeur le fidèle caporal Z prénommé Clay.
Mais c'était un jeune homme qui n'était pas sorti de la guerre avec toutes ses facultés intactes ; ça faisait plus d'une heure qu'il relisait trois fois les mêmes paragraphes, et maintenant il en était à relire trois fois les mêmes phrases. Il ferma brusquement le livre, sans marquer l'endroit où il s'était arrêté. De la main, il abrita un moment ses yeux de la lumière impitoyable que projetait l'ampoule nue au-dessus de la table.
Puis soudain, sans que rien, comme d'habitude, ne l'ait laissé prévoir, il sentit son esprit se retourner sur lui-même, et basculer comme un bagage mal attaché dans le filet d'un compartiment. Il fit aussitôt ce qu'il faisait depuis des semaines pour remettre les choses en ordre : il pressa fortement ses mains contre ses tempes. Il resta ainsi un long moment.
Il commençait à écrire le nom de Dostoïevski sous la phrase [qu'il venait de recopier] quand il vit, avec une terreur qui le secoua tout entier, que ce qu'il venait d'écrire était illisible.
Sans se vexer, Clay le regarda essayer d'allumer une cigarette.
- Bon sang ! dit-il avec l'enthousiasme d'un spectateur, si tu voyais tes saletés de mains ! Ma parole, t'as la tremblote ! Tu le savais ?
X... alluma sa cigarette, hocha la tête, et dit que Clay avait le chic pour voir le détail.
Brusquement, Clay regarda X... avec un intérêt nouveau :
-Hé, dit-il, tu sais qu'il y a un côté de ta saleté de figure qui tient plus en place ?
X... dit qu'il le savait parfaitement et arrêta son tic avec la main.
Les quatre dernières lignes de Pour Esmé, sont inoubliables (Salinger travaillait et soignait particulièrement les chutes de ses nouvelles). Lisez, découvrez-les !
Pour le plaisir et pour revenir à des choses moins tristes, je recopie un extrait du début qui met en scène le petit frère d'Esmé, un petit diable aux yeux verts :
- Il en a de beaux yeux verts ! N'est-ce pas Charles ?
Charles me gratifia du regard dédaigneux que ma question méritait, puis, se tortillant, il se laissa glisser sur le sol et fit passer tout son corps sous la table, excepté la tête qu'il renversa, comme pour faire le pont, sur le dessus de la chaise.
- Ils sont orange, dit-il d'une voix étranglée en s'adressant au plafond.
Il attrapa un coin de la nappe et en couvrit son joli visage impénétrable.
- Quelquefois, il est intelligent, et quelquefois il ne l'est pas, dit Esmé. Charles, assieds-toi.
Il y a presque toujours des fratries, avec une grande ou une petite sœur, dans les histoires de Salinger, comme la petite Phœbé de Holden, la Booper de Teddy, (et dans la vraie vie la grande sœur Doris de Sonny). Des enfants et adolescents étranges ou tout simplement normaux, mais tellement plus clairvoyants que les adultes qu'ils en deviennent inquiétants : la patte Salinger.
Dans sa préface, Jean-Louis Curtis écrivait que dans les nouvelles de Salinger " Il y a du rire, du sourire plutôt [...] Il y a aussi de la pitié, du déchirement, et une bonne dose d'horreur [...] ", et plus loin : " sans explication, sans commentaire, par la seule vertu d'une conversation à bâtons rompus, le lecteur est amené à saisir un réseau de relations interpsychologiques dont les personnages ne sont pas, ou ne sont pas encore conscients. Salinger est un diabolique prospecteur des choses informulées. "
- Éric Neuhoff dans Le Figaro du 13 octobre (chronique réservée aux abonnés, grrrr), extrait :
" [...] Au Sphinx, le bordel du boulevard Edgar-Quinet, un baron peu recommandable lui sert du Château-Laffite. Les pages ont soudain un parfum à la Modiano. Jerome Charyn redonne vie à Salinger, qui durant toutes les hostilités trimballa le début d'un roman sur Holden Caulfield. Il n'est plus le même. Sa sœur, l'adorable, la douce Doris, s'en rend compte. Elle l'emmène chez Bloomingsdale's. Il ne retournera pas au Stork Club. Il rêve d'autre chose, se souvient de leur père qui leur racontait l'histoire du poisson-banane. Comment se transforme-t-on en écrivain génial ? Quel miracle vous permet d'être l'auteur de L'Attrape-cœurs ? [...] "