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Angèle Paoli / Artemisia au miroir (III)

Publié le 30 octobre 2021 par Angèle Paoli

Angèle Paoli / Artemisia au miroir  (III)

Chez Antinori Bertucci, marchand de couleurs

-A sor Gentileschi, come va ? Venite, venite ! Me fa piace' vederla ! 1

Nous venions d'entrer dans la boutique d'Antinori Bertucci. L'apothicaire droguiste marchand de couleurs de la via del Corso apparut derrière son étal.

-Votre commande est arrivée. Depuis peu, mais elle est arrivée. Tout y est. Je vais la chercher !

Impatient de prendre possession de sa commande, mon père avait enfilé sa pelisse, me pressant de me hâter. Il me tira du coin du feu. J'avalai mon bol de lait chaud et ma tranche de pain trempé. Il me poussa devant lui, sa main longue et fine - ongles jaunis par les mélanges et les mixtures - posée sur mon épaule. Enveloppée dans mon grand châle de laine, je trottinais à cloche-pied. Nous marchions main dans la main mais je peinais à accorder mon pas au sien et à suivre ses enjambées d'homme pressé, soudain mû par une volonté impérieuse qui ne supporterait aucun obstacle. Parfois, un saut de moineau me permettait de rester plus aisément à ses côtés. À cette heure matinale, le Corso encore engourdi sous la morsure de novembre, avait du mal à s'extirper de son sommeil. Nous marchions vite, d'un pas alerte que rien ni personne ne pouvait entraver. Parfois une carriole surgissait d'une rue adjacente, rompant le silence dans un grondement d'essieux. Le quartier attenant à l'église San Carlo s'éveillait lentement. Des matrones surgissaient sur les pas de portes, des persiennes s'ouvraient, des têtes apparaissaient qui humaient l'air matinal puis regagnaient leur antre. Antinori Bertucci venait tout juste de lever son rideau lorsque nous arrivâmes au seuil de sa boutique.

La longue caverne rustique qui lui servait d'apothicairerie était emplie d'effluves nocturnes. Mais non encore des vociférations, altercations, plaisanteries, insultes, paris et autres fantaisies oratoires auxquelles se livraient quotidiennement peintres, orfèvres, doreurs, artistes en tous genres et de toutes origines, romains et étrangers, qui se donnaient rendez-vous chez Antinori Bertucci, marchand de couleurs sur le Corso. Et commentaient entre eux, souvent de manière belliqueuse, exacerbée par la jalousie et les rivalités, les commandes confiées à chacun par les mécènes de la capitale ecclésiastique.

-Et la demoiselle, elle le veut le sucre d'orge doré ?

Il me faisait peur, l'Antinori, avec sa barbe effilochée qui remuait au rythme de ses lèvres. Ses petits yeux perdus derrière ses bésicles me fixaient tout en roulant de mon visage vers celui de mon père et je me demandais comment ils faisaient pour passer de l'un à l'autre avec une pareille célérité. N'osant répondre, je me tournai vers Orazio et je lus dans son regard que je pouvais accepter sans crainte la caramella d'oro d'Antinori. Le vieux sorcier me tendit une main sèche aux doigts de sarments érodés par le travail d'alchimiste habitué à remuer ses potions au fond des alambics. De l'étagère qui se trouvait à portée de sa main, il tira un bocal de porcelaine, le posa devant lui, ôta le couvercle, l'inclina et me dit de me servir. Il y avait là des sucres d'orge de toutes les couleurs, des rayés bleu et blanc, jaune et vert, rouge et or, et même des blancs et noirs. Je n'en avais jamais vu de pareils. Lequel choisir ? Voyant mon embarras, Antinori me vint en aide.

-Que préférez-vous, mademoiselle ? Citron menthe orange fraise ? Quel est le parfum qui a votre préférence, ma jolie petite ? Dites-moi ! Vous voulez le parfum à la réglisse ? Le voilà, tout de blanc et noir.

Je me servis et délicatement, déshabillai le chicco d'oro aux torsades blanches et noires. Puis, se retournant vers les profondeurs de l'antre, l'apothicaire appela Ciccio, le commis qui somnolait sur sa paillasse, à l'écart sous la soupente. Ciccio se secoua à contrecœur et se posta derrière son patron.

-Va chercher la commande du signor Orazio, là-dessous ! Dépêche ! Bouge-toi, que le signor peintre a à faire !

Le commis disparut. Nous l'entendîmes qui remuait cartons planches métaux et verre dans le capharnaüm de l'arrière-boutique. Puis tout suant, il revint courbé par le poids du fardeau qu'il tentait de porter à bout de bras. Antinori le bouscula, le traitant de bon à rien, de fannullone, puis d'un signe du menton, lui ordonna de l'aider à soulever le colis et à le hisser jusqu'à la planche de l'étal. S'aidant d'une lame, Antinori ouvrit délicatement le paquet. Enveloppés dans du papier fin, pinceaux, boîtes de pigments, encres et porcelaines, pointes et plumes, pierres noires et graphites, outils divers, firent leur apparition.

J'étais éblouie. L'apothicaire tira de leur étui brosses et pinceaux. Il y avait là des pinceaux à touffes serrées, denses et larges, des pinceaux plus fins à hampe de roseau, des pinceaux à lavis très anciens dont Antinori se mit à éprouver sur le dos de la main le velouté et le soyeux des poils. Martre, mangouste et petit-gris, blaireau et plume de poule. Il les connaissait tous. Il vanta aussi la rareté des pigments, mettant en avant le mal qu'il avait eu à se les procurer. Certains produits et objets venaient de loin, très loin, de forêts du bout du monde. Ils avaient franchi des espaces inconnus à dos de chameaux.

-Ehi, si, demoiselle, me lança-t-il en me regardant ! Elle est longue longue la route de la soie et il en faut des jours et des jours pour faire parvenir jusqu'à nous, jusqu'ici, les merveilles qui viennent de Chine ! Je regardai le vieux sorcier avec stupéfaction. Jamais mon père qui me racontait pourtant tant de choses ne m'avait parlé de ces contrées lointaines d'où il faisait s'acheminer ses pinceaux !

1." Oh, signor Gentileschi, comment ça va ? Venez, venez ! Quel plaisir de vous voir !

Angèle Paoli / Artemisia au miroir  (III)

Orazio Gentileschi par Anthony van Dyck


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