Chevreuse. Ce nom attirerait peut-être à lui d’autres noms, comme un aimant. Bosmans répétait à voix basse : « Chevreuse ». Et s’il tenait le fil qui permettait de ramener à soi toute une bobine ? Mais pourquoi Chevreuse ? Il y avait bien la duchesse de Chevreuse, qui figurait dans les Mémoires du Cardinal de Retz, longtemps l’un de ses livres de chevet. Un dimanche de ces années lointaines, en descendant d’un train bondé qui revenait de Normandie, il avait oublié sur la banquette du compartiment le volume en papier bible et à couverture blanche, et il savait qu’il ne se consolerait jamais de cette perte. Le lendemain matin, il s’était rendu gare Saint-Lazare et il avait erré dans la salle des pas perdus, la galerie marchande, et il avait fini par découvrir le bureau des objets trouvés. L’homme au comptoir lui avait remis tout de suite le volume des Mémoires du cardinal de Retz, intact, avec, bien lisible, le marque-page rouge à l’endroit où il avait interrompu sa lecture de la veille, dans le train.
Il était sorti de la gare en enfonçant le livre dans l’une des poches de son manteau, de crainte de le perdre de nouveau. Un matin ensoleillé de janvier. La terre continuait de tourner et les passants de marcher de leur pas tranquille autour de lui – du moins dans son souvenir. Passé l’église de la Trinité, il arrivait au bas de ce qu’il appelait « les premières pentes ». Il suffisait maintenant de suivre le chemin habituel en montant vers Pigalle et Montmartre.
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Dans l’une des rues du Montmartre de ces années-là, il avait croisé, un après-midi, Serge Latour, celui qui chantait Douce dame. Cette rencontre – à peine quelques secondes - avait été un détail si infime dans sa vie que Bormans s’étonnait qu’il lui revienne en mémoire.
Pourquoi donc Serge Latour ? Il ne lui avait pas adressé la parole, et d’abord qu’est-ce qu’il aurait bien pu lui dire ? Qu’une amie, « Tête de mort », avait l’habitude de fredonner sa chanson Douce dame ? Et lui demander si, pour le titre de cette chanson, il ne s’était pas inspiré d’un poète et musicien du Moyen Âge nommé Guillaume de Machaut ? Trois disques quarante-cinq tours chez Polydor la même année. Depuis, il ignorait ce qu’était devenu Serge Latour. Peu après cette rencontre furtive, il avait entendu dire par quelqu’un à Montmartre que Serge Latour « voyageait au Maroc, en Espagne et à Ibiza », comme il était courant de le faire à l’époque. Et cette remarque, dans le brouhaha des conversations, était restée en suspens pour l’éternité, et il l’entendait encore aujourd’hui après cinquante ans, aussi nette que ce soir-là, prononcée par une voix qui resterait toujours anonyme. Oui, qu’avait bien pu devenir Serge Latour ? Et cette amie étrange que l’on surnommait « Tête de mort » ? Penser à ces deux personnes suffisait à lui rendre encore plus sensible la poussière – ou plutôt l’odeur du temps.
Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard 2021, pp.15,16,17.