Magazine Nouvelles

Angèle Paoli / Artemisia au miroir (IV)

Publié le 31 octobre 2021 par Angèle Paoli

Angèle Paoli / Artemisia au miroir  (IV)

Ti ricordi ? Mi ricordo. Te souviens-tu du bruit que les têtes faisaient en tombant ? Je me souviens qu'elles roulaient. S'arrêtaient brutalement au bord de l'échafaud. Que cessait le bruit mat. Roulement sur le sable. Te souviens-tu de Beatrice ? Je me souviens de ses longs cheveux emmêlés tête de Méduse aux mille serpents ensanglantés. Et toi ? De quoi te souviens-tu ? Je me souviens de ma peur. J'enroulais mes longues boucles indociles au cou de mon père. Je sentais son sang battre contre ma joue. Mi ricordo. J'avais peur peur que sa tête tombe se décroche à son tour que son cou se détache que mes cheveux s'accrochent s'entortillent à ses os à ses artères m'entraînant avec lui dans la mort. J'avais peur je cachais mon visage dans le col de sa vareuse de peintre je regardais tomber les têtes l'une après l'autre je me souviens des cris des pleurs des gémissements et des prières. Et ton père que disait-il ? Il disait à son ami Caravaggio que chaque tête affrontait la mort à sa manière que toutes avaient leur expression propre face à l'effroi. De quoi te souviens-tu encore ? Mi ricordo la terreur qui se lisait sur les visages je me souviens de Beatrice sa longue robe de bure couleur sable et de Donna Lucrezia qu'un prêtre traînait, évanouie, installée sans connaissance sur le billot je me souviens de la face sanguine du bourreau de l'éclair tranchant de la lame qui s'élançait vers le soleil je me souviens de cet éblouissement qui a traversé le ciel de cet aveuglement qui a saisi les regards, pétrifié les corps et gelé nos langues je me souviens des psalmodies des prêtres et des ave qui montaient par-delà les enceintes les murailles les tours mi ricordo le miroir de " Jean-Baptiste décollé ", sa tête posée sur un plateau d'argent son regard vitreux de martyr qui accompagnait Jacques Cenci, contraint dans sa marche vers l'échafaud, de plonger ses yeux dans le blanc des yeux révulsés du disciple du Christ je me souviens mais ne me souviens plus est-ce moi qui me souviens ou moi agrandie par la mémoire des autres est-ce mon regard pétrifié d'enfant démultiplié à l'infini par les milliers de regards qui fixaient ce jour-là les têtes coupées mon regard se souvient de la lame qui s'élance s'abat sur le cou de Beatrice des os qui craquent mon regard se souvient du bruit mat de tête qui roule boule cheveux épars qui mordent le sable coagulé de l'arène corps séparé qui s'effondre je me souviens de la marche lente mais noble de Beatrice vers la mort de son âme emplie de crainte de ses yeux d'extase tournés vers Dieu je me souviens mais ne sais si c'est moi ou si ce sont les autres qui à travers moi se souviennent.


Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines