Alexandre Vialatte / 3 novembre 1968

Publié le 02 novembre 2021 par Angèle Paoli

                                                                                                                                                                                                Éphéméride culturelle à rebours

Le rat se rit de leurs efforts impuissants. 

Source 

3 novembre 1968| Alexandre Vialatte, La Montagne| Chronique des villes et des grandes cités (Extrait) 

Grâce à la ville, l’homme cesse d’être obligé de passer sa vie à tremper les béliers dans des bains féro-arsénieux. Il échappe, dans les grands cafés, l’autobus et les cinémas, à l’obsession du mouton mérinos. De plus, la ville facilite beaucoup l’exode rural. Malheureusement, il y est attaqué par le rat, qui lui dispute la possession de tous les immeubles, des égouts et des halles centrales. Il le décime, il le chasse, il le piège, il l’empoisonne, mais sans succès. Le rat se multiplie plus vite que lui. Des sociétés centrales de chasse ont été vainement organisées, secondées par les pompiers et le préfet de police. Le rat se rit de leurs efforts impuissants. Il s’engraisse dans les placards, il s’ébroue à la cave, il court à la cuisine, il remonte par les escaliers. Les femmes, terrorisées, sautent d’un bond sur leurs chaises, elles serrent leur jupe autour de leurs jambes, elles poussent des cris, elles appellent au secours. On organise de grandes campagnes, on répand des poisons terribles, on décuple des meutes de chats. Peine perdue : les rats mangent le chat et ils laissent les poisons de côté. Dans les masures, racontent certains journaux, ils rongent les pauvres en commençant par l’œil. Ils de viennent si gros et si grands qu’ils font peur à des égoutiers en combinaison de cuir dans la force de l’âge. Avec des moustaches d’Aveyronnais. Le rat a pénétré en Europe à l’époque des premières croisades. Ce sont les croisés qui l’ont ramené d’Asie. Je l’ai moi-même chassé à Orcines, au XXe siècle, en 1960, dans un hangar de la montagne, avec un magistrat, un chien-loup et eux balais en fibre de coco. Il zigzaguait sur les murailles, allait du plafond au plancher, et le chien aboyait furieusement. Le magistrat bondissait. Le rat ne voulait rien savoir. C’était un grand tableau de bataille. On ne peut vaincre le rat qu’avec le surmulot. Il est arrivé en Europe au milieu du XVIIIe siècle, sur des bateaux anglais, venant de Perse ou des Indes. Il s’est tout de suite invité à Versailles, à Marly, à Chantilly, dans les châteaux de Louis XIV. Plus féroce que le rat noir, c’est son ennemi mortel. Il l’égorge. Dès qu’il arrive, le rat noir quitte la localité. Toutefois, on les voit vivre ensemble dans les endroits où règne l’abondance : les magasins, les caves, les celliers, les égouts. Chez les équarrisseurs, on en trouve des milliers. Ils se reproduisent à une vitesse vertigineuse. Chaque famille en a douze par portée. Et je ne parle pas du rat nain, qui se fait un nid comme celui de la mésange, ni du rat de Barbarie, ni de la souris du Caire, non plus que du rat géant des Indes, ou du pilori des Antilles, qui a un mètre de long avec la queue. Ni de la souris qui mange la lessive. Ni du campagnol, du lemming, de l’ondatra et de l’otomys à queue velue. Ni de l’echimys à queue dorée, ni du rat épineux qui fouit au Paraguay, ni de l’hydronis à ventre jaune. Ni du hamster de l’île de la Trinité.

Je ne parle ici que du rat noir. C’est une bête très intelligente qui comprend le turc du général de Gaulle et qui démonte les mécanismes d’horlogerie. Tout le monde a la notion du rat noir. Si on ne l’a pas, on peut aller en voir dans le musée, où tous les animaux du monde, empaillés par des mains habiles, sont présentés dans leur décor : le lion au désert, le phoque sur une banquise, le rat à côté d’un fromage, sur le deuxième rayon du placard. C’est ainsi qu’on s’en fait une idée scientifique, presque aussi bien que si on regardait dans sa cave à Auxerre ou à Avallon. Grandeur nature, il impressionne. On peut aussi, dans les décors du musée de Bâle, le contempler au fond d’une cour moisie, à la sortie d’un tuyau de descente. Il n’est pas si vivant que nature, mais il paraît beaucoup plus instructif.

Un jour, le rat aura mangé les hommes, car il se multiplie plus vite. Ce sera la fin de la civilisation. Il a déjà mangé M. Aristide Dupont, dont j’ai vu la tombe à Sommières : « Ci-Gît, dit l’épitaphe, Jean-Aristide Dupont, modèle des pères, des citoyens, et habile manufacturier, accompagné des regrets éternels de sa femme qui continue son commerce de pièges au 12 de la rue des Pruniers. » J’ai vu sa veuve. M. Dupont était fabricant de pièges à rats. Il fut mordu par un rat enragé. Au champ d’honneur, pour ainsi dire. À l’orteil gauche. Le rat enragé ne plaisante jamais. Surtout avec les fabricants de pièges.

Je donnerai dans une prochaine chronique d’autres détails précieux sur l’existence des villes.

Et c’est ainsi qu’Allah est grand.

La Montagne, 3 novembre 1968


Alexandre Vialatte, « Chronique des villes et des grandes cités » in 1968, Chroniques, Éditions Julliard, 2008, pp. 276, 277, 278, 279