En 1936 - juste après son mariage avec Patricia et avant qu'il parte vers les États-Unis - Bertrand Russell a fait un court séjour à Paris. L'occasion pour lui de rencontrer des scientifiques, et des philosophes engagés dans l'éducation populaire. En effet, Russell s'intéresse à la transmission des savoirs, contre l’obscurantisme. Athée, il dénonce les religions qui se nourrissent de l’ignorance scientifique ; et sur le même plan il s'en prend au nationalisme alimenté par l'école actuelle...
Anne-Laure de Sallembier, même si elle n'est pas souvent de son avis, aime bien Russell : avec sa distinction de lord britannique et beaucoup d'humour, il n'hésite pas à scandaliser l'opinion commune. Elle organise à Paris, une soirée intime et savante, à sa demande avec notamment Paul Langevin et Frédéric et Irène Joliot Curie ; tous curieux de rencontrer cet intellectuel excentrique et respecté. Russell, alors qu'il vient de publier ''Science et religion'' est très intéressé par les récentes découvertes scientifiques.
Paul Langevin (1872-1946) est également préoccupé d'éducation, et défend « la science comme facteur d’évolution morale et sociale », selon le titre de l'un de ses ouvrages.
Le couple Joliot-Curie a obtenu le prix Nobel en 1935, pour leur découverte de la radioactivité artificielle, créée en laboratoire ; découverte précédée de celle du neutron, particule présente dans le noyau de l'atome.
Tous sont préoccupés de la situation politique en France, et autour de la France. Les récents événement sociaux laissent présager une réaction du peuple français, à l'opposé des allemands, du moins, dit Langevin, si la mobilisation anti-fasciste permet d’entraîner un gouvernement de front populaire qui seul peut combattre une droite tentée par l'expérience fasciste. Anne-Laure de Sallembier, soutenue mollement par Lancelot, semble bien être la seule présente à défendre des valeurs nationales et chrétiennes ; par contre, Russell rejoint la comtesse sur son opinion opposée au communisme. Il n'admet pas que l'on puisse considérer cette idéologie comme libératrice...
Russell, qui a visité l'Union soviétique dès mai 1920, avec une délégation du British Labour, est bien avant Victor Serge ou Souvarine, conscient de la démarche totalitaire du communisme russe.
« Le communisme est enseigné avec le même dogmatisme que la religion en Occident ». Il donne une vision du monde extrêmement simpliste : « le monde est plus riche et plus varié que la formule marxiste » De plus, « le dogmatisme risque à terme de devenir un grand obstacle pour le développement intellectuel » et en particulier pour le progrès scientifique, comme l’avait été le christianisme, en son temps ; le rejet de la théorie quantique en fournit déjà un exemple...
En effet, la critique marxiste dénonce les penchants idéalistes et bourgeois des scientifiques qui travaillent sur les théories de la relativité et quantiques... La première privilégiant l'énergie sur la matière – au détriment donc du matérialisme – et la mécanique quantique permettant l'abandon de la causalité.
Langevin tente d'expliquer qu'en France, le parti communiste accompagne un grand espoir à l'intérieur des couches populaires ; les intellectuels ont décidé d'accompagner cette révolution pour rejoindre le peuple dans une réelle volonté de justice sociale; et ils s'engagent aussi à défendre la liberté qui ne peut qu'accompagner cet élan... Condamner le communisme sous prétexte de dérapages propres à la société russe, serait décevoir nos ouvriers, et les pousser dans les bras des fascistes...
Langevin a le souci d'ouvrir la science aux classes populaires, il a créé l’Université ouvrière créée avec Romain Rolland et Henri Barbusse (1932). Il compte beaucoup sur ce nouveau moyen de communication qui est la radio, il est d'ailleurs membre du conseil supérieur des émissions de la radiodiffusion.
Frédéric Joliot, réagit à cette argumentation matérialiste, en relativisant la portée de l'incertitude quantique ; en effet, si certaines choses sont incertaines, cela ne veut pas dire qu'elles sont indéterminées... La science a toujours cherché à établir des liens de causalité entre les phénomènes, et cette pratique est extrêmement féconde...
Lancelot demande si l'enseignement n'amène pas le maître à paraître dogmatique, et faire penser qu'il n'y a jamais de doute dans nos connaissances ?
Russell approuve et confirme son intérêt pour l'éducation au doute...
Russell revient sur cette prétention des idéologies à prétendre détenir une vérité, qui permettrait de contrôler la véracité des résultats scientifiques !
- Mais enfin, sir Russell – intervient Anne-Laure, permettez-moi de reprendre les valeurs, et même la conception du monde que m'ont légué mes ancêtres - férus des ''Lumières'' d'ailleurs - ; elles me permettent de donner un sens au progrès dont nous sommes témoin, et auquel vous participez aussi...
-Ma très chère amie, loin de moi l'idée de nous empêcher de bâtir un idéal qui conduirait nos vies. Je distingue la vérité de la véracité, le fait de fonder ses opinions sur des preuves.
A la lecture des notes de Lancelot sur cette soirée mémorable, je retiens aussi les propos de Russell sur un argument scientifique qui semblait essentiel dans sa réflexion.
Une future « mort universelle » est inévitable et prouvée par le second principe de la thermodynamique. Tout dans l'Univers est dominé par une tendance à s'épuiser ou se dégrader... Ce que l'on appelle l'Entropie, est toujours plus élevée dans le sens du temps. « Tous les grands travaux de l'histoire, tout l'éclat aveuglant du génie humain, tout est destiné à s'éteindre dans l'immense anéantissement du système solaire, et le temple des exploits de l'Homme à être enfouis sous les débris d'un univers en ruine » B. Russell ( Pourquoi je ne suis pas chrétien)
- Continueriez-vous vos recherches, l'écriture de vos livres, si vous saviez que votre mort serait suivie aussitôt de la disparition de notre planète ?