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Angèle Paoli/ Artemisia au miroir (VI)

Publié le 03 novembre 2021 par Angèle Paoli

                                                                   

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Artemisia allo specchio 150
   

               

   VI

Séance de travail avec Nunzia/ Judith et Holopherne

J’ai demandé à Nunzia, notre jeune voisine, de venir poser pour moi. J’aime bien Nunzia. Ce n’est pas qu’elle est jolie. Son visage poupin manque de finesse. Et son nez est un peu fort. Mais sa peau est blanche et elle capte bien la lumière. Et puis elle est gentille et patiente.

—Mets-toi là, Nunzia, tourne vers moi ton visage, qu’il soit à demi masqué par la lumière. Regarde, j’ai dégagé le mur du fond. Rien qui vienne distraire l’œil. Je vais ouvrir la jalousie supérieure. Pas la persienne entière. Cela donnerait trop de lumière et anéantirait les contrastes. Juste la jalousie du haut. Celle-ci.

Nunzia s’installe, tourne la tête vers moi. Je lui ai demandé de passer ma robe de brocart rouge. Celle que je mets les jours de fête. J’ai préparé la ceinture ouvragée et la broche de maman. Rien autour du cou. Les épaules sont dégagées. De belles épaules rondes, à la carnation claire.

Voilà. Nunzia est prête. Elle est un peu gauche dans cette toilette. Mais elle s’admire. Elle prend de l’aisance. Elle tourne sur elle-même, pivote, s’applique à exécuter des révérences compliquées. Surveille du coin de l’œil le regard que je porte sur elle. Abra, interprétée par Graziella, notre lingère, rit. Elle aime bien sortir de l’entretien des draps de la maison pour se joindre à nous, le temps que j’exécute quelques mouvements de bras ou du torse. Et que je mette la dernière touche aux plis de son voile. Je m’approche de l’une puis de l’autre.

J’ajuste le corsage de Judith sur sa poitrine, fais bouffer les manches blanches de sa chemise. Les cheveux, en arrière. Tirés en chignon derrière l’oreille. Les boucles brunes ajustées au front. Un peu de rouge sur les lèvres. De carmin sur les joues. C’est parfait.

—Assieds-toi là, sur ce banc de pierre. Étale les plis de ta robe autour de toi. Pose la main en appui sur le banc. Non, pas comme ça ! Comme ça. Souple, la main. Et regarde-moi.

Impossible d’obtenir qu’elle tourne ses regards vers moi. Il faut toujours qu’elle cherche le regard d’Abra !

—Laisse Abra tranquille. Cherche ton soutien en toi-même ! Tu es Judith, la reine du peuple hébreu ! Tu es forte ! Tu dois montrer à Abra que tu ne faiblis pas. Même assise, tu domines la situation. Tiens ! Voilà la tête d’Holopherne ! Imagine. Tu la tiens à bout de bras, par une touffe de sa chevelure ! On ne voit que cela, sa chevelure et sa barbe ! Ne fais pas cette moue de dégoût !

C’est ton trophée ! Tu dois l’arborer comme tel ! Avec dignité ! C’est toi qui sors victorieuse de cette épreuve. C’est d’ailleurs toi qui l’as choisie, cette épreuve, non ? Toi qui es allée au-devant d’elle ?

Tu dois être impassible. Garder ton sang-froid. Et moi, cette impassibilité, je dois la rendre dans mon portrait ! Tu ne bronches pas ! Tu me regardes, les yeux tournés vers moi, Abra te regarde, ses paupières un peu lourdes baissées vers toi. Et Holopherne tourne son visage verdâtre vers l’extérieur. Les yeux clos sur sa mort. Triste figure. Ronde de trois visages qui forment un triangle. Ah ! Cette tête d’Holopherne ! Tu l’as bien tranchée. Sans bavure. Net. Regarde, le sang a déjà séché ! Tu vas pouvoir la remettre dans la corbeille qu’Abra tient serrée contre sa hanche.

Quel beau contraste ! Ta main désormais inactive qui tient encore, dressé, le glaive au pommeau d’or !  Les plis chatoyants de ta robe de velours  sombre et le tombé du foulard blanc d’Abra dans son dos. Vos visages frais et ronds, pleins d’un sang vif, vos lèvres douces qui appellent le baiser. Votre peau de pêche. Et son teint hâve, ses lèvres bleues ! Même l’oreille du général est indécente. Elle s’impose dans toute sa largeur charnelle, du même vert délavé que le reste de sa peau ! Tu le trouves hideux et il te fait peur, n’est-ce pas ? Pauvre Judith ! Tu ne dois pas trembler ! Pour rien au monde ! Ne rien laisser paraître des sentiments contradictoires qui te traversent.

—Signorina Misia, sauf le respect que je vous dois, vous êtes terrible ! Où donc allez-vous chercher tout cela ?

—Graziella, n’as-tu jamais de ta vie, assisté à une exécution ? N’as-tu jamais vu des têtes rouler sur le plancher de l’échafaud ? Moi, oui ! J’avais six ans quand j’ai vu les Cenci passer de vie à trépas !  Trois têtes d’un coup ! Cela ne s’oublie pas ! D’abord celle de Giacomo ; puis celle de donna Lucrezia ; puis celle de Beatrice.

Un spectacle terrible ! Du sang qui gicle sous les coups du bourreau. Des têtes qui roulent dans le sable, cheveux enroulés autour d’un cou inexistant ! Des sacs maculés de sang pour les y enfermer. Tout cela, je l’ai vu ! Mon père Orazio l’a vu. Tous les grands pinceaux de Rome l’ont vu ! Caravage l’a vu aussi, qui, paraît-il, a réalisé l’année même de l’exécution des Cenci, une toile magistrale. Sa Judith et Holopherne. Ce chef-d’œuvre, je ne l’ai pas vu, mais Orazio, lui, l’a vu et il m’en a donné une description précise. Tellement précise que je pourrais vous décrire cette peinture dans les moindres détails. Comme si je l’avais faite. Mais pour aujourd’hui, cela suffit. Je vous dispense de la suite.

—C’est tout pour aujourd’hui, signorina Misia ?

—C’est tout, oui. Je n’ai plus besoin de toi ni de Graziella. Je peux continuer à travailler les ombres les glacis les couleurs, sans vous, Nunzia. Vous pouvez retourner à vos activités. Je vous remercie.

Revenez un peu plus tard, nous mangerons un morceau ensemble. J’ai un bon plat de haricots au lard et un gâteau au miel que j’ai fait cuire au four ce matin tôt. Si cela vous dit de partager le repas avec mes frères et moi, ce sera un plaisir pour moi aussi.

Caravage. Michelangelo Merisi. Le grand Caravage. Drôle de personnage que le maître de mon père. Pas vraiment un mauvais fond, mais batailleur, tout de même. Toujours à l’affût des mauvais coups. Prompt à sortir sa dague. Il sait pourtant que c’est interdit par l’église et que les sbires risquent à tout moment de lui mettre la main au collet. Qu’importe ! Il n’en fait qu’à sa tête. Peut-être compte-t-il sur sa renommée et sur son talent pour sauver sa peau ?

Mais c’est un peintre très novateur. Il est le maître du clair-obscur. Il n’a pas son égal pour marier l’ombre et la lumière. Il a enseigné sa méthode à mon père. Qui me l’a transmise à son tour. Il peint aussi ses sujets d’après nature. On dit en ville qu’il va chercher ses modèles édentés dans les bouges qu’il fréquente. Qu’il en ramène ses trognes convulsives, ses garzoni musclés et gouailleurs. Il va partout où la vie grouille, sur les marchés aux heures matinales où les paysans déchargent leurs carrioles, les pêcheurs, le produit de leur pêche, sur les bords du Tibre où se rassemblent les malfrats et les réprouvés, les diseuses de bonne aventure et les courtisanes.

Saisir les expressions sur le vif, dans toute la gamme des sentiments humains, c’est cela sa grande idée. Il lui faut des modèles vivants, des corps tendus sous l’effet de la douleur. Des corps de suppliciés à la musculature bandée comme des arcs.

Orazio mon père m’a dit qu’au moment du procès Cenci, Caravage avait obtenu de Pietro Aldobrandini l’autorisation de se rendre à Corte Savella et de visiter dans leur cellule la signora Lucrezia et la signorina Beatrice. Il a passé des heures auprès de l’une et de l’autre. Examinant leurs traits, l’expression changeante des visages, passant du désespoir le plus profond à la résignation la plus absolue, de la méditation à l’exaltation la plus intense, soutenue par la prière. Toute une palette propre à représenter des « Madeleine en extase ». Orazio dit aussi que Donna Lucrezia lui a inspiré l’allure noble et hautaine de sa Phyllis, une petite huile sur toile qu’il a peinte dans ces années-là, peu avant que Lucrezia soit conduite à l’échafaud. D’autres disent que le portrait de cette Phyllis est celui de Fillide Melandroni, une courtisane du Trastevere, très prisée, qui tient le haut du pavé dans tout le quartier. Il semble qu’on la retrouve aussi sous les traits de sa Judith.

Caravage a peint ces deux toiles la même année. Pourtant, Judith et Phyllis sont bien différentes l’une de l’autre. En revanche, toujours selon Orazio, la Phyllis de son ami peintre présente un visage assez proche de la Lucrezia Petroni Cenci peinte par Scipione Pulzone. Celui que tout le monde à Rome appelle le « Gaetano ». Orazio a vu les deux portraits et il ne fait aucun doute pour lui que la Phyllis du Caravage n’est autre que Lucrezia Cenci. À croire que courtisane et noble dame se retrouvent dans la même femme.

A suivre ...

Artemisia_gentileschi_judith_et_sa_servante

Source
Judith et sa servante Abra ≈  1618-1619
Huile sur toile, 114 x 93,5cm
Galerie Palatine, Palazzo Pitti (Florence)


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