En lisant La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr.À la Maison bleue, ce dimanche 4 novembre 2021. – Après une première lecture « rapide » du roman de Mohamed Mbougar Sarr, qu’il m’importait de présenter cette semaine sur le « média indocile » Bon pour la Tête à l’enseigne duquel j’ai déjà publié 140 chroniques depuis 2017, j’ai repris la lecture annotée de La plus secrète mémoire des hommes comme je l’ai fait d’innombrable autres livres, depuis la fin des années 60 et, particulièrement de quelques ouvrages majeurs dont je garde une centaine de pages de notes, de L’Archipel du goulag de Soljenitsyne aux Humeurs de la mer de Vladimir Volkoff, de Vie et destin de Vassili Grossman aux Bienveillantes de Jonathan Littell, ou de l’Atlas d'un homme inquiet de Chrisoph Ransmayr à 2666 de Roberto Bolano, dont l’exergue du roman de Sarr est tiré des Détectives sauvages.Mohamed Mbougar Sarr, qui pourrait être mon fils ou même mon petit-fils, m’apparaît lui-même comme un grand lecteur et tout de suite, en lisant les 100 premières pages de son roman, je me suis retrouvé dans le climat de ferveur et de passions partagées de nos vingt à trente ans, et du même coup sa phrase, la beauté de sa phrase, l’intelligence de sa narration, son allant vif et son immédiate profondeur, sa gravité et sa capacité d’admirer les autres, enfin ce que je dirai la « grâce » qui l’anime, que je n’ai trouvée chez aucun « millenial » de ma connaissance, sauf un soupçon chez un Max Lobe ou un Quentin Mouron, me semble caractériser sa perception du monde autant que l’expression de ses sentiments dans une langue claire filtrant les intuitions et les déductions dialectiques les plus fines.Ledit Mohamed disait l’autre soir, sur France- Inter, qu’un bon roman est un miroir où chacun est invité à lire en lui-même - exactement ce qu’écrit Proust (auteur nègre lui aussi à sa façon) dans Le Temps retrouvé, et voici donc mes notes en miroir…Lecture de La plus secrète mémoire des hommes- Dédicace à Yambo Ouologuem (souvenir perso d’avoir acheté Le devoir de violence en 1968, chez Maspéro...)- Exergue de Roberto Bolano, tiré des Détectives sauvages :« Un temps la Critique accompagne l’Œuvre, ensuite la Critique s’évanouit et ce sont les Lecteurs qui l’accompagnent. Le voyage peut être long ou court. Ensuite les Lecteurs meurent un par un et l’Œuvre poursuit sa route seule, même si une autre Critique et d’autres Lecteurs peu à peu s’adaptent à l’allure de son cinglage. Ensuite la Critique meurt encore une fois et les Lecteurs meurent encore une fois et sur cette piste d’ossements l’Œuvre poursuit son voyage vers la solitude. S’approcher d’elle, naviguer dans son sillage est signe indiscutable de mort certaine, mais une autre Critique et d’autres Lecteurs s’en approchent, infatigables et implacables et le temps et la vitesse les dévorent. Finalement, l’Œuvre voyage irrémédiablement seule dans l’Immensité. Et un jour l’Œuvre meurt, comme meurent toutes les choses, comme le Soleil s’éteindra, et la terre, et le Système solaire et la Galaxie et la plus secrète mémoire des hommes ».- Livre premier- Le narrateur s’appelle (on l’apprendra plus tard) Diégane Latyr Faye.- Première partie: La Toile de l’araignée-mère.- Journal du 27 août 2018.- Parle à son journal comme à un pote, sur le ton ironique du « cher journal ».- Evoque Elimane, l’auteur du Labyrinthe de l’inhumain, qui s’est « enfermé dans la nuit ».- Ne sait pas pourquoi l’auteur « culte » s’est tu.- Adulé en 1938, puis vilipendé au motif qu’il aurait plagié de grands auteurs.- Exactement le sort de Yambo Ouologuem après 1968…- Donc on va voir le décalage entre 1968 et 1938, sans assimiler tout à fait le modèle et son double…- Diégane dit son désir de « croiser un silencieux ».- Se dit en outre épuisé par le récit de « l’araignée-mère ».- Puis il se met à son propre récit.- I. Evoque aussitôt le souvenir de T.C. Elimane.- Dont le livre, Le labyrinthe de l’inhumain, a été dit un chef- d’œuvre, rompant avec la vision idéalisée d’une Afrique seulement victime du colonialisme, avant d’être « scié » par la critique.- Parle ensuite de sa rencontre avec Siga D. , romancière sénégalaise connue dont le fascinent les seins…- Il le lui avoue d’ailleurs.- Et elle lui en montre un avant de l’inviter à la suivre dans son hôtel.- Pour elle, Elimane est une « illusion vivante »…- Siga D. offre un exemplaire du Labyrinthe à Diégane, sidéré.- Diégane cohabite avec un jeune Stanislas Polonais, anarchiste.- Son groupe préféré est Super Diamono.- II. Explique, après la lecture du Labyrinthe de l’inhumain, combien celui-ci l’a « appauvri »- Qu’un grand livre vous « appauvrit » en captant votre attention « pour l’essentiel »…- Journal daté (donc) antérieur au 12 juillet 2018.- Se pointe à la direction de bourses universitaires.- Travaille à une thèse.- Découvre que l’année de la parution du Labyrinthe (1938) les noms de Bernanos, Valéry, Sartre, Alain étaient au pinacle, mais nulle mention d’Elimane.- Observe qu’un grand livre « ne parle de rien », on comprend : un grand livre ne se réduit pas à un « sujet » ou une « intrigue ».- 15 juillet : assiste à la coupe du monde avec son ami congolais Musimbwa.- Lequel a déjà publié quatre livres reconnus par « le ghetto », appellation du milieu littéraire africain à Paris.- Le milieu français étant appelé « le monde extérieur ».- Diégane a d’abord détesté Musimbwa, par jalousie sans doute.- Avant de l’avoir lu.- Et après l’avoir lu, il l’admire.- Le tient pour le meilleur de sa génération.- Diégane, pour sa part, n’a publié qu’un livre : Anatomie du vide.- Ils partagent la même vison de la littérature, pour le meilleur «entéléchie de la vie ».- Ils ne pensent pas qu’elle sauvera la monde mais qu’elle seule leur permettra de ne pas s’en sauver…- Diégane parle d’Elimane à Musimbwa.- Auquel il confie le livre que Siga lui a confié.- Constante évidente dès ici : le thème de la transmission…- Très belle page méditative (p.54)- Diégane va faire un tour dans le flot parisien pendant que Musimbwa lit le Labyrinthe…- Après sa lecture, Musimbwa clame qu’il faut faire connaître ce livre à leur génération.- Suit une évocation caustique de la relation des jeunes écrivains africains avec leurs aînés.- Avec divers amis, Diégane aborde le thème de la filiation, parfois encombrante, et les rapports entretenus par leurs aînés avec « le monde extérieur », à savoir la France et Paris, où l’on voit bien, lors d’une conversation de bars en tarrasses, l’oscillation des fils entre rejet et reconnaissance :- « Nous avions ensuite longuement commenté les ambiguïtés parfois confortables, souvent humiliantes de notre situation d’écrivains africains (ou d’origine africaine) dans le champ littéraire français. Un peu injustement, et parce qu’ils étaient des cibles évidentes et faciles, nous accablions alors nos aînés, les auteurs africains des générations précédentes : nous les tenions pour responsables du mal qui nous frappait : le sentiment d’être incapables de n’avoir pas le droit (c’était pareil) de dire d’où nous venions ; puis nous les accusions de s’être laissé enfermer dans le regard des autres, regard-guêpier, regard-filet, regard-marécage, regard-guet-apens qui exigeait d’eux, à la fois, qu’ils fussent authentiques – c’est-à-dire différents – et pourtant similaires – c’est-à-dire compréhensibles (autrement dit, encore : commercialisables dans l’environnement occidental où ils évoluaient) ; notre lancée critique était bonne, c’est-à-dire impitoyable, et nous ne devions pas nous arrêter en si bon chemin, donc nous déplorions que certains d’entre nos anciens avaient versé dans les négreries de l’exotisme complaisant et d’autres dans les autofictions où ils n’arrivaient pas à transcender leur petite existence, eux qu’on sommait d’être africains mais de ne l’être pas trop (…) ensuite venaient leurs lecteurs occidentaux (osons le mot : blancs), parmi lesquels beaucoup les lisaient comme on fait charité, aimant qu’ils les divertissent ou leur parle du vaste monde avec cette fameuse truculence naturelle des Africains, les Africains qui ont le rythme dans la plume, les Africains qui ont l’art de conter comme au clair de lune (…), les merveilleux Africains dont on aime les œuvres et les personnalités colorées et les grands rires remplis de grandes dents et d’espoir (…) ».- Puis se reprochant d’avoir été si cruels, voici les jeunes écrivains africains se reprenant : « Qui étions-nous pour proférer des critiques si dures, intransigeantes, péremptoires envers ceux et celles sans lesquels nous n’existerions pas, qui pour prétendre ne rien devoir aux devanciers à l’égard desquels, pourtant, nous avions une immense et impayable dette ? qui, qui, qui, répétions-nous dans un écho infini même si nous connaissions la réponse, qui ? eh bien, seulement de jeunes imbéciles qui arrivaient à peine en littérature et qui se croyaient tout permis (…)- 23 juillet. – Contnue d’évoquer la jeune garde des écrivains africains de Paris.- Parle de Faustin Sanza le colosse congolais (dont le nom me rappelle Fiston Mwanza…)- Qui a commencé par Le Badamier barbare, poème épique.- Ignoré par le lectorat.- Faustin qui pense que « rien ne peut être dit »…- Et se rabat sur la critique.- Il éreinte Noir d’ébène de William K. Salifu.- Qui a commencé avec La mélancolie du sable, présumé chef-d’œuvre.- Mais dont le livre suivant est un échec salué par tous comme tel.- Sanza oppose l’entité que représente « Le Lecteur » à la masse des lecteurs-consommateurs en mal de divertissement.- Diégane cite enfin Ewa (Awa) Touré, l’influenceuse franco-guinéenne.- Auteure de l’Amour est une fève de cacao, roman nul et non moins couronné de succès.- Telle étant la bande…- À laquelle Musimbwa fait la lecture du Labyrinthe de l’inhumain.- Trois heures de lecture.- Et la discussion qui s'ensuit.- Diégane et Musimbwa parlent ensuite de la valeur réelle de la poésie de Senghor.- Parlent de l’importance vitale de la littérature, chacun à sa façon (p.66)- Puis évoquent le livre qu’on vient de lire.- Que Béatrice trouve « trop intelligent ».- Tandis qu’Ewa fait une photo de groupe qu’elle cale sur les réseaux.- 31 juillet. – Diégane appelle ses parents.- Sa mère souligne son faible sens de la famille.- On sent son oscillation entre distance et affection, souffrance de l’émigré.- « Le retour qu’on rêve est un roman parfait – un mauvais roman donc »…- Constate que le temps, plus que l’espace, accentue la solitude.- Ses parents lui manquent mais il craint de les appeler.- « Sur la seule question qui vaille, ils gardaient le silence ».- Mais on ne sait de quelle question il s’agit…- 4 août. – Son coloc Stanislas, qui reste à distance du cénacle, lui conseille de consulter les archives de la presse pour en savoir plus sur Elimane.- Diégane dit à Stan qu’il aspire bel et bien, comme tous ses confrère, à être reconnu par le milieu littéraire parisien.- À quoi Stanislas lui répond que toute reconnaissance n'est pas forcément bonne. Qu’il risque d’être récupéré.- Diégane ne vise qu’à écrire LE livre qui le « libérera » de la littérature, comme le Labyrinthe pour Elimane.- Propos de jeunes écrivains, non sans clin d’œil.- Stanislas le traite de naïf.- 5 août. – Ils sont invités chez Béatrice Nanga.- Dont le physique attire Diégane depuis longtemps.- Il y a chez elle un grand crucifix avec Jésus dessus.- Ils partagent le ndolé avant de parler du livre d’Elimane.- Béatrice estime qu’on devrait le rééditer.- Puis elle invite Musingwa et Diégane au lit.- Mais Diégane se rebiffe.- Refuse de voir « l’ange cubiste », comme Béatrice appelle le sexe de la femme dans un roman érotique qu’elle a publié.- Il les entend donc rugir et glapir dans la chambre d’à coté.- Constate qu’il est trop timide, trop compliqué, trop cérébral, et ressent ensuite le besoin de les tuer.- Mais Jésus bouge sur sa croix, en descend et lui parle, avec la « voix du cœur » un bon moment, le délivrant de sa pulsion meurtrière.- Il a l’impression que Jésus est tenté de passer dans l’autre chambre, puis se reproche de fantasmer.- Sur quoi Jésus lui dit qu’il a d’autre âmes à sauver, remonte sur sa croix et se recrucifie sans son aide…- Alors Diégane se retrouve plus seul qu’avant, reprend son exemplaire du Labyrinthe et rentre à la maison.- 6 août. Le lendemain, les deux amis s’expliquent.- Musimbwa lui dit qu’il devrait moins réfléchir et baiser plus.- Diégane lui demande s’il a des contacts aux archives de la presse.- Musimbwa lui dit qu’il n’a pas envie d’en savoir plus sur Elimane et que sa recherche sur l’ identité de l’écrivain maudit cache, chez son ami, une recherche sur la littérature elle-même - vaine démarche selon lui.- Diégane pense ensuite au « tragique serment » de l’amour physique, qui la empêché de participer au trio de la veille.- Evoque le « serment » que se font les corps, et sa propre loyauté par rapport à une femme qu’il a aimée.- Parle de la déception de Romain Gary, exorcisée dans La promesse de l’aube. (p.82)- Alors il est question d’Elle.- Qu’il a rencontrée sur un banc, nourrissant des pigeons.- Ce qu’il lui reproche pour l’aborder. Elle le prend d’abord avec hauteur.- De Kundera il a appris qu’une manière de draguer est de faire le simplet...- Ils se revoient ensuite ici et là.- Puis c’est elle qui fait le pas.- Elle s’appelle Aïda. Métisse de père colombien et d emère algérienne.- Ils échangent des SMS fiévreux.- Puis se confient l’un à l’autre.- Vient le premier baiser, puis la première nuit qui le bouleverse.- « Je promis la fidélité de mon âme à une autre. Je le fis seul ».- 10 août . – Il passe ses journées aux archives de la presse.- Lit une enquête de B. Bollème à propos d’Elimane dans la Revue des Deux-Mondes.- B.Bollème s’étonne de ce qu’un Africain ait pu écrire un tel texte.- B. Bollème se demande qui il y a derrière cet Elimane.- 11 août. Diégane se demande si le silence d’Elimane a été sa réponse aux questions de l’Affaire.- Puis Diégane découvre un papier de L’Humanité, signé Auguste Raymond Lamiel.- Qui voit en Elimane un Rimbaud nègre »- Relève une profonde humanité dans le Labyrinthe de l’inhumain.- Suivent trois très belles pages évoquant l’amour de Diégane et d’Aïda.- Après sa première nuit d’amour avec Aïda l’Algérienne, Diégane, confronté à la volonté de son amante de ne pas s’attacher, désireuse de vivre librement sa vocation de reporter, écrit ceci : «Aïda m’annonça une nuit qu’elle partait en Algérie, son pays maternel, où grondait une révolution historique populaire. Il nous resta soudain six mois à vivre. Je l’appris comme on apprend la détection d’un cancer déjà trop avancé pour être traité. C’est cette nuit-là que, secrètement, j’entamai l’écriture d’Anatomie du vide. Un roman d’amour, une déclaration d’adieu, une lettre de rupture, un exercice de solitude : c’était tout cela à la fois. Pendant trois mois, j’écrivis, et nous continuâmes de nous voir. Pour quelle raison ? L’idée qu’elle fût dans la même ville que moi sans que je la visse m’était plus insupportable que celle de notre séparation à venir. J’aimais l’aimer, j’aimais aimer, amare amabam, je m’aimais l’aimer, je l’aimais me regardant l’aimer. Vertigineuse mise en abîme d’une existence soudain réduite à une seule de ses dimensions. Ce n’était pas un appauvrissement, mais une concentration de mon être tout entier dévoué à une seule chose. M’eût on demandé à ce moment-là ce que je faisais dans la vie que j’aurais répondu avec une modestie fière et tragique : je ne suis qu’amoureux. Je vivais déjà scellé ; et un corps scellé est une servitude aveugle ». (pp.86, 91)- Il publie Anatomie du vide peu avant le départ d’Aïda.- Suite des critiques du Labyrinthe.- Avec un article assez abject du Figaro.- Qui polémique en somme contre L’Humanité…Le chroniqueur parle de « bave d’un sauvage » et daube sur la barbarie des Africains durant la Grade Guerre.- Affirme que la colonisation doit se poursuivre, et la christianisation pour sauver ces âmes damnées.- 14 août. Invité chez Sanza à une soirée entre jeunes écrivains.- Il se décrie lui-même en se reprochant de se réfugier dans la littérature au lieu d’affronter la vie.- Tout va de travers au cours de cette soirée.- Ensuite Musimbwa l’encourage à poursuivre sa recherche.- Lui-même s’apprêtant à retourner au Congo.- Il parle du Zaïre, qu’il a fui, avec nostalgie et ressentiment.- Puis l’interroge sur ce qui l’a amené à écrire.- Diégane parle de la lecture comme d’un déclencheur.- Il apprend à son ami qu’il va se rendre à Amsterdam pour y retrouver Siga D.- Dans La Revue de Paris, un commentateur affirme que le Labyrinthe est « tout sauf africain ».- Reproche au livre d’être « trop peu nègre ».- Ces papiers me font penser à la réception de Ramuz à la même époque par les critiques français.- Les énormités proférées sur l’écrivain romand.- 15 août. Suit un entretien de Bollème avec les éditeurs du Labyrinthe.- Puis un papier tout positif, dans le Mercure de France, qui voit en Elimane un auteur de valeur à défendre.- B. Bollème leur demande si l’écrivain existe vraiment...- Ils lui jurent que ce n’est pas un Bon Français masqué… (p.100)(À suivre)