<< Alexandre Blok, Les Douze, traduction André Markowicz,
Lecture Marie-Hélène Prouteau
Voici une nouvelle traduction, par André Markowicz, du poème Les Douze du grand poète symboliste russe, Alexandre Blok (1880-1921). Le poète de « l’Âge d’argent » des années 1900-1917, représentant reconnu de l’intelligentsia russe, s’est trouvé avec la révolution d’octobre 1917 pris entre des mondes qui s’opposaient avec grand fracas. Le monde d’avant qui s’écroulait et l’autre qui pointait dans la tourmente, dans le chaos et la violence.
Les Douze est un hymne à la puissance de la révolution. Alexandre Blok le compose entre le 8 et le 28 janvier 1918, dans une sorte d’hallucination de l’ouïe. C’est quasiment en medium que le poète capte la mystérieuse musique des mondes à l’œuvre dans le bouleversement révolutionnaire et dans l’univers tout entier.
Le livre est édité par les éditions Mesures animées par Françoise Morvan et par André Markowicz qui a écrit une postface éclairante. De très belle facture, le recueil comprend le texte en français puis en seconde partie le texte russe. Il est associé à un spectacle et à une musique de Christian Olivier des Têtes Raides sur la poésie de la révolution. Des dessins en noir et blanc par le collectif Les Chats Pelés – Lionel Le Néouanic et Christian Olivier- illustrent de façon épurée le « soir en noir », la « neige en blanc ». Ainsi que les figures incarnant tantôt le vieux monde, le bourgeois, la femme au manteau d’astrakan, tantôt le nouveau qui advient.
Le fil narratif du poème est l’avancée des douze personnages dans la tempête de neige à Saint-Pétersbourg qui symbolise la tourmente révolutionnaire. Véritable musique de la révolution, le poème déploie une grande polyphonie de voix. C’est dire si Les Douze s’inscrit dans l’audacieuse oralité d’un vers libre. Le narrateur du poème commente l’action, la suscite. Le lecteur se trouve pris dans ce mouvement, saisit la bêtise, le goût du profit ou du pouvoir. La violence est là qui prend une forme quasi sacrificielle avec le meutre de Katia. L’apparition du Christ, non sans ambiguité, semblerait être la prophétie de ce monde rédempteur. Quel est le sens véritable de ce poème ? Il fonctionne un peu comme le pressentiment de l’ambivalence, chez Blok, de cette révolution. Comment se situer entre l’enthousiasme suscité par la perspective d’un changement radical et la dure réalité de ce cortège de violences, de limitations des libertés et d’interdictions - dont celle qui affectera le journal des Socialistes-révolutionnaires de gauche qui avait publié Les Douze ?
La traduction d’André Markowicz est superbe. Rappelons qu’il est le grand traducteur des œuvres de Dostoïevski, d’Anton Tchekov, de Lermontov, de Gogol, de Pouchkine, entre autres. Ses origines russes semblent faire de lui le passeur idéal de la littérature russe. Incontestablement il a porté longtemps en lui ce projet, fruit d’une familiarité avec le texte russe, comme il l’explique dans la postface. Cela se sent. Cela s’écoute. Poète lui-même, il réusssit à traduire le rythme totalement novateur de la poésie d’Alexandre Blok. Il en suit les intonations, rend le souffle vivant du langage parlé, des slogans, des répliques, des chansons. Ce travail poétique fouillé sur la langue s’allie ici à l’empreinte de sa propre sensibilité de traducteur. Le résultat est ce jaillissement verbal qui puise sa force de l’écoute de la parole de l’autre. Traduire un poète, n’est-ce pas comme le dit Guillevic « le faire parler dans une autre langue que la sienne, avec sa voix, telle qu’on l’entend en soi-même » ?
Alexandre Blok qui avait porté la révolution au cœur d’une œuvre poétique majeure fut écrasé par l’élan révolutionnaire qu’il avait soutenu et qui broya ses amis, Nicolas Goumilev, Serge Essénine, Maïakovski, Marina Tsvétaïéva, Ossip Mandelstam. Silencieux pendant les années 1918-1921, pressentant le désastre, Blok fut terrassé par ses désillusions et se laissa quasiment mourir de désolation pour sa « patrie malade », victime d’une sorte de non-désir de vivre : « Le poète meurt parce qu’il ne peut plus respirer », écrivit-il à la fin de sa vie. Peut-être parce qu’il avait cru idéalement en une réalité visionnaire, celle d’une Russie mystique, Alexandre Blok a-t-il su concevoir magnifiquement l’agencement verbal du poème à la mesure de l’élan qu’avait suscité le rêve révolutionnaire. Rêve si tragiquement, si cruellement trahi.