En janvier 1933, Daladier cherchait dans son ministère quelqu'un pour représenter les services de l'administration à une conférence d'un cercle de réflexion sur l'économie des anciens élèves de l'École polytechnique. C'est ainsi que Lancelot suivit, les l6 et 20 janvier 1933, le contenu très mathématique d'une théorie toute nouvelle et présentée de manière lumineuse par Edouard et Georges Guillaume, qui consistait à appliquer à l'économie les voies de la modélisation... La présentation assez convaincante alimentait le débat entre ''libéralisme'' et ''économie dirigée''.
L'actualité en ce 1er mai 1936, est la réunification de la CGT et la CGTU ( mars), et le premier tour des élections législatives le 26 avril qui place le Front Populaire en position de les emporter. Ce même jour, Lancelot ne pouvait manquer, dans ce même cadre de l'Ecole polytechnique, la conférence de Auguste Detoeuf qui proclamait la fin du libéralisme, « le libéralisme est mort, il a été tué non par la volonté des hommes ou à cause d'une libre action des gouvernements mais par une inéluctable évolution interne ». Detoeuf est le directeur général d'Alsthom qui représente plus de 50% de l’industrie électromécanique française. Son management est anti-autoritaire, il croît en l'homme, au progrès, à la science et à la force du syndicalisme. Pour Detœuf, les rapports sociaux doivent relever d’un dialogue collectif entre organisations. « Le patron social ne s’occupe pas des syndicats. Le syndicat, c’est l’affaire des salariés. Le patron discute avec le syndicat lorsque celui-ci s’adresse à lui ; j’aimerais d’ailleurs beaucoup mieux que ce ne soit pas le patron qui discute, mais le représentant de la profession ».
Auguste Detoeuf participe à la création de '' Nouveaux Cahiers '', cette revue antibolchévique défend l’idée d’une gestion rationnelle et dirigée de l’économie. Parmi les collaborateurs de la revue, on trouve aussi bien Jacques Maritain que Boris Souvarine, communiste antisoviétique, et aussi Denis de Rougemont, Jean Paulhan ou Simone Weil ...
A l'occasion de réunions qui concernent l'équipement de la ligne Maginot pour laquelle Alsthom fournit en groupes électrogènes ; Lancelot revoit et sympathise avec Auguste Detoeuf, personnage attachant, plein d'humour amateur de mathématiques, et autant que de poésie et de musique.
Ce que Lancelot lui doit de très précieux, c'est la connaissance d'une jeune femme, que Boris Souvarine recommande au grand patron: une professeur agrégée de philosophie qui s'intéresse de près à la classe ouvrière , et qui a le projet de travailler en usine. Effectivement, Simone Weil (1909-1943) va travailler chez Alsthom comme 'ouvrière sur presse' à l’usine Lecourbe du 4 novembre 1934 au 5 avril 1935 avec une assez longue interruption pour maladie (otite et anémie) du 16 janvier au 23 février 1935 et une mise à pied du 8 au 18 mars 1935. Travail parcellaire, rebutant, dans un local mal isolé, mal chauffé, équipé de matériel vétuste ; les relations entre ouvriers sont impersonnelles et même âpres, dans une atmosphère tendue...
Lancelot avait déjà entendu parler de cette jeune fille à l'étrange dégaine, par ceux qui fréquentent l'ENS. En ce début du gouvernement par le Front Populaire, et alors qu'elle enseigne à Bourges, elle revient à Paris, dès qu'elle le peut. Elle fait la tournée des usines occupées, signe des articles Simone Galois ( du nom du jeune mathématicien)... Lancelot a le privilège de pouvoir passer un moment avec elle, lors de ses visites. Elle s'inquiète que Léon Blum ne s'attaque pas au colonialisme...
Très marquée par son expérience en usine, elle n'hésite pas à la partager. Cette expérience dit-elle, est celle du malheur - « C'est inhumain »....
'' Inhumain '' relève Lancelot. - Cela remettrait en question ce qui en nous est humain...
- Précisément : inhumain, parce que cela touche notre intégrité.
Lancelot se laisse aller à penser tout haut : - Cela blesse ce que je suis …. - A noter encore que l'inhumain, peut être calculé, rationnel, légal... Le fascisme ? … Et, si on parle d'humain, et donc d'in-humain... Cela interroge l'universel.. Et demande à préciser, ce qu'est la nature humaine... ?
Simone Weil, témoigne de ce qu'elle a découvert, en elle : - non pas la révolte ! Mais la docilité... ! - Et je vais certainement vous choquer, dit-elle, mais je sentais qu'à travers l'esclavage, je percevais le sentiment de ma dignité d'être humain !
- Pourtant, je ne vous sens pas vraiment aliénée...
- Après avoir vécu réellement cette souffrance ; je ne comprends pas à présent « Comment, après Platon, après Descartes, après les Lumières, le monde a-t-il pu inventer ce système: réduire une part de la population en bêtes de somme, en accessoires de machine à produire toujours plus, moins cher, plus vite ? En esclaves. »
- Précisez-moi, encore ce qui est inhumain, et en quoi cela atteint l'humain en vous ?
- L'aptitude à penser, et la liberté « comme rapport entre la pensée et l'action ». Et d'ailleurs, comment se révolter, chercher à s'affranchir de cette condition ; si l'esprit est tué dans l'oeuf ?
- Vous parliez du fascisme, mais pour ce qui du communisme, «Marx ne fait-il pas, de l'essor de l'industrie et des forces productives, « la divinité d'une nouvelle religion » dont les idoles sont des machines ? »
«Quand je pense que les grrrrands [sic] chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu'aucun d'eux – Trotski sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus - n'avait sans doute jamais mis le pied dans une usine et par suite n'avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers - la politique m'apparaît comme une sinistre rigolade. »
Simone Weil avance un élément important, à travailler : le ''Mal'' pour elle, n'appartient pas à des hommes particuliers, pour simplifier aujourd'hui les nazis, ou des « satans descendus sur terre détenteurs du mal absolu » ; le mal traverse chaque homme, il aux racines de l'humain...