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Angèle Paoli / Artemisia au miroir (VII)

Publié le 06 novembre 2021 par Angèle Paoli

  

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Artemisia allo specchio 150
   

                                                                                        VII

La Madone à L’Enfant (1610)

Cet après-midi, j’ai demandé à Tuzia de descendre avec son enfant dernier né. J’ai besoin de reprendre la toile que j’ai commencée il y a quelques temps déjà. Une « Vierge à l’enfant ». Malgré tout le mal que Tuzia me fait, malgré sa sournoiserie et sa duplicité, malgré ses airs d’entremetteuse et ses complots, je ne peux m’empêcher de faire appel à elle. C’est un modèle idéal. Et j’ai une tendresse particulière pour son petit dernier. Un bambin potelé et joufflu, très intériorisé pour son âge. Il est parfait dans le rôle d’enfant Jésus. Tuzia est donc descendue. Avec son enfant dans les bras. Et une tarte au sucre et à l’œuf, posée dans un panier.

— Ce sera pour la pause, a-t-elle dit en riant. 

—En attendant la pause, l’heure est au travail, ai-je répondu. Je vais reprendre ma « Vierge à l’enfant ». Celle dont j’ai déjà ébauché les traits sur les cartons entreposés là, contre le mur. Tu te souviens ?

Tuzia me répond par une moue.

—Installe-toi sur la chaise, Tuzia.  De trois-quarts. Cela donne de l’ampleur. Assieds-toi. Et prends le petit dans tes bras. 

J’arrange les étoffes tout autour d’elle. Tuzia se prête volontiers à mes exigences. Bien que mon aînée de quelques années, mère de trois enfants, Tuzia perd ses airs de matrone dès que je la fais poser pour moi. Elle devient autre, « Mère à l’enfant » d’un autre espace, d’une autre dimension. Inconnue d’elle. Il n’y a que moi qui voie ce vers quoi elle s’avance et dont elle n’a pas conscience. Quelque chose de difficile à nommer, à situer dans un temps qui nous appartienne.

À la fois autre et pareil. Pourtant ses gestes sont simples. Ce sont ceux de sa vie de tous les jours.  Elle dégrafe le bustier de sa robe. Son sein en jaillit. De deux doigts, elle enserre le mamelon. De son bras gauche, elle entoure le petit qui prend appui sur elle. Tout en voulant se dégager d’elle. C’est qu’il est déjà grandet, le Jésus de Tuzia. La main est libre, un peu abandonnée. Les formes féminines sont amples, le corps, pris dans ses drapés, est accueillant mais lourd. Large mais bienveillant. À ma demande, elle a déshabillé l’enfant.

Nous ne lui avons laissé qu’un lange qui vient s’enrouler sous sa poitrine, autour de ses hanches. Le dernier né de Tuzia est bien grassouillet. Il gazouille, rit, gigote tant et plus, heureux de jouer avec nous. De sa mère, il tient les rondeurs mais aussi la chevelure. Celle de Tuzia est dense, lourde et torsadée. Presque indisciplinée. La sienne est tout en boucles et bouclettes blondes. Le petit n’est pas pressé de prendre le sein maternel. Non.

Je ne peindrai donc pas une « Vierge allaitant ». Ce qui intéresse le petit en ce moment même, c’est le visage de sa maman. Un visage lisse et replet de paysanne bien nourrie. Paupières un peu lourdes, nez droit, lèvres fines. Jolie bouche. Malgré les maternités, Tuzia a gardé beaucoup de fraîcheur. C’est ce moment-là que j’ai envie de peindre. Un moment d’intimité en même temps que de dialogue. L’enfant regarde sa mère. Elle ferme les yeux.

Toute à l’intensité de ce moment. À sa profondeur, à cette tendresse qui l’envahit. Je sens Tuzia prise dans une sorte de torpeur. Une torpeur étrange. Qui l’habite et l’envahit.  L’enfant l’interroge du regard. Quels signes se cachent dans ce babil ? Il tend tout son petit corps vers sa mère et son bras dodu esquisse la caresse. Il pose la main sur son cou. Pour dire ? Pour montrer ?

Pour souligner ? Quelle parole en suspens ?

Il me plaît de saisir les scènes sur le vif. De sortir des conventions en usage. J’ai en mémoire les toiles de mon père, sur le même sujet. J’ai bien observé ses peintures. Je ne crois pas qu’il se soit plié aux canons du genre. Ses « Vierge » ont des visages d’aujourd’hui. Des visages profanes, en quelque sorte. Peut-être Orazio a-t-il croisé ces visages de femmes dans la rue ? Peindre au plus près la réalité telle qu’elle se présente, sans chercher à l’idéaliser, tel est le projet d’Orazio. En prenant Tuzia pour modèle, je suis dans l’exact sillon de mon père. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est l’amorce de l’échange entre l’enfant et sa mère. 

Le lien qu’ils sont en train de tisser de l’un à l’autre. Dialogue qui passe par le regard, celui interrogateur de l’enfant et celui intériorisé de sa mère.

Pour autant, je ne sais pas si j’ai vraiment réussi cette toile. Quelque chose me gêne que je ne parviens pas à déterminer. Il y a un déséquilibre quelque part. Peut-être dans la position du corps. Ou dans sa masse. Elle a quelque chose de michelangelesque, ma Tuzia. Il me semble. Le drapé est lourd. La main gauche est molle et le bras sans doute trop long. Quant au coude droit, il est complètement raté. Orazio va me faire des reproches et il aura raison.  Il va me dire :

—Misia, comment t’y es-tu prise ? Tu n’as observé ni les proportions ni les formes ! Il faut reprendre ! Et le clair-obscur ? Qu’en as-tu fait ? Mieux vaut ne pas en parler ! Comparée aux dessins que tu as exécutés sur tes cartons, cette toile est décevante, Misia.

Tu as des progrès à faire ma petite ! Ou alors, c’est que tu n’es pas très en forme en ce moment. J’ai bien envie de lui rétorquer qu’il y a de quoi. Avec les violences qui me collent à la peau, avec Tuzia et ses manigances pour me faire porter la responsabilité des abjections dont je suis l’objet, il y a de quoi n’avoir plus la tête sur les épaules ni le pinceau au bout des doigts. Mais je serre les lèvres et je me retiens. À quoi bon rajouter encore de l’huile sur le feu ?

A suivre 

Madonna-and-Child-Artemisia-Gentileschi-Oil-Painting

Madone à l'Enfant, Huile sur toile, 116,5 x86,5 cm
Galerie Spada, Rome, 1610-1611
Source


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