Dimanche 14 novembre
14h : Je me décide enfin à lire l’épisode d’Infinity 8 écrit par mon concitoyen brestois Kris, intitulé Guérilla symbolique. Autant être franc : la science-fiction, quelle qu’en soit la nature et le support, m’a toujours laissé de marbre, mais j’apprécie l’habileté scénaristique de mon compatriote qui parvient à mener le lecteur là où ce dernier ne s’attend pas à arriver. Au début, quand on découvre la « guérilla » en question, on se dit spontanément que ce sont eux les gentils, que sont des rebelles, qu’ils luttent contre l’oppression, alors on se demande pourquoi l’héroïne, qui a l’air d’être une fille bien et qui n’aime pas tellement l’autorité non plus, les trahit… Et puis on finit par comprendre que cette organisation contestataire s’est fourvoyée et propose des solutions plus destructrices que l’ordre contre lequel elle veut (prétend ?) lutter : c’est tout le problème des mouvements libertaires des années 1960-1970, avec leurs dérives qui les ont finalement mené à l’échec, qui se trouve ainsi résumé, ce qui peut servir de mise en garde à celles et ceux qui, encore aujourd’hui, veulent changer la société. Finalement, la science-fiction parle très peu de l’avenir mais un peu du passé et beaucoup du présent.
16h : Me voilà en plein tri de mes vêtements : considérant que j’en avais plus qu’il n’en fallait, j’ai décidé de faire don de ceux qui ne me vont plus, probablement à Emmaüs. Je ne cherche pas de reconnaissance pour mon don en tant que tel : au grand désespoir de ma mère et de certaines de mes amies, je n’éprouve aucun attachement pour les fringues dont l’aspect utilitaire, à mes yeux, prévaut au détriment de l’aspect esthétique ; ça ne me coûte donc pas de me débarrasser de ces morceaux de tissu et j’estime qu’il serait aberrant de les jeter à une époque où il est impératif de réduire notre volume de déchets, surtout quand il y a tant de gens démunis. En revanche, pour pouvoir faire ce don, je suis bien obligé de réessayer toute ma garde-robe, et comme j’ai déjà horreur de faire des essais dans les magasins, j’estime que rien que pour ça, je mériterais presque une médaille !
Lundi 15 novembre
11h : Il y a six mois, je trouvais le temps long. Aujourd’hui, je ne sais presque plus où donner de la tête : Yann Quenet est arrivé en Afrique du Sud, je vais donc devoir écrire, si je ne veux pas être en retard, un nouveau chapitre du livre pour enfants inspiré de son périple autour du monde que je projette de publier avec un collègue illustrateur ; de surcroît, j’ai reçu des nouvelles du beau-frère de la regrettée Geneviève, lesquelles relancent les démarches que je dois mener pour pouvoir publier les écrits de ma défunte amie ; par-dessus le marché, Côté Brest me confie des missions de confiance en sus de ma chronique historique habituelle, la traductrice que j’avais sollicitée pour une nouvelle vidéo avec sous-titres en breton a déjà terminé le travail, l’association Segalen de Brest reprend ses activités, une exposition en rade depuis un mois et demi, et à laquelle je devais participer, va enfin avoir lieu… J’avoue que je suis à deux doigts de saturer, sentiment partagé par une amie artiste qui est elle aussi débordée : mais je suis content quand même et je sais déjà que je ne supporterais pas d’être coupé une troisième fois en plein élan…
16h : Pour soumettre un nouveau projet à un éditeur, je suis obligé de passer par un formulaire en ligne. Rien de grave en soi, sauf que je dois aussi préciser exactement dans quelle catégorie rentre mon manuscrit, et je dois la choisir dans une liste qui m’est imposée : comme je ne me suis jamais posé la question et que mon projet est assez hybride, je sélectionne ce qui me parait le plus proche, non sans une certaine frustration ; non seulement je ne suis pas sûr d’avoir fait le bon choix mais surtout, cette manie de vouloir tout faire rentrer à tout prix dans des cases tracées d’avance me parait aussi réductrice qu’artificielle. J’y vois une expression parmi d’autres de ce grand mouvement de « normalisation » de la vie individuelle qui cherche, à terme, à résumer l’existence au parcours d’une autoroute rectiligne menant directement de la maternité au cimetière… C’est d’autant plus criminel que c’est voué à l’échec : la crise sanitaire nous a rappelé que ce n’est pas possible et que ça ne le sera jamais. Alors autant nous laisser prendre le chemin des écoliers !
Mardi 16 novembre
18h : Il y a des journées qu’on aimerait zapper. Celle-ci a débuté avec un mail des impôts, s’est poursuivie avec un appel à Emmaüs me faisant comprendre qu’ils ne pourraient pas venir retirer mes sacs de fringues avant un mois et s’est terminée sur une séance de ménage prématurée, le nettoyage de mon plancher étant devenu une urgence suite à la chute de la bouteille d’huile qui a provoqué des dégâts s’ajoutant à ceux que j’avais générés en essayant une recette de sablés… Je ne vais pas veiller tard, ce soir.
Mercredi 17 novembre
9h30 : Avant de gagner la fac où j’ai promis de venir témoigner sur mon passé d’écolier autiste, je fais quelques courses en ville. Je n’étais pas sorti depuis quatre jours et je retrouve les joies du port du masque : la gêne que j’éprouve à cause de la pression des élastiques sur mes oreilles et celle de la visière sur mon nez entame ma patience, d’autant que ne pas voir le visage de mes interlocuteurs m’angoisse, de sorte que j’ai bien du mal à rester aimable avec les commerçants, surtout s’ils posent des questions auxquelles je ne m’attendais pas… Voilà une conséquence de l’épidémie qui ne sera comptabilisée nulle part !
10h30 : Je piétine devant la banque : je dois encaisser un chèque, mais il y a déjà deux clients dans l’établissement et donc, si je me fie à ce qui est affiché à l’entrée, je n’ai pas le droit d’entrer. Voilà qui ne dissuade pas la jeune femme qui me demande si j’attends mon tour pour passer au guichet : je finis par comprendre que ce qu’elle appelait le « guichet » était en fait le distributeur installé à l’intérieur, et je lui réponds que cette machine n’est pas le but actuel de mes pérégrinations, non sans être passablement irrité par cette manie des neurotypiques à appeler les choses d’un nom qui n’est pas le leur… La jeune femme pénètre dans le bâtiment, où la jauge indiquée est donc dépassée : comme ça n’a pas l’air de troubler outre mesure l’employée accueillant les clients, je décide d’entrer sans attendre plus longtemps et, comme j’aurais pu m’y attendre, personne ne me dit rien… L’épidémie est restée une réalité lointaine, à Brest.
17h30 : Après une après-midi passée à travailler à l’espace étudiant de la fac (j’aime m’attarder dans les lieux un peu anonymes, où ce qui arrive dans ce monde de fous passe au second plan), j’arrive à l’annexe des Beaux-Arts : en passant, je remarque les affiches électorales de Nathalie Arthaud. Bien sûr, même si l’actuelle porte-parole de Lutte Ouvrière, comme l’avait fait remarquer le regretté Siné, est assez peu enthousiasmante, je préfère voir le visage de l’héritière d’Arlette Laguiller, malgré mes douze milliards de réserves sur cette dernière, plutôt que celui de Zemmour ou de la grosse Marine : mais ce qui me désole, c’est qu’on a déjà vu fleurir dernièrement les affiches de Mélenchon et de Philippe Poutou, et cette dispersion des voix de la gauche alternative ne me dit rien qui vaille. La France Insoumise, Lutte Ouvrière et le NPA sont d’accord sur l’essentiel et auraient tout à gagner à s’unir, leur obstination à faire cavalier seul n’a aucun sens et ne fait que discréditer leur parole qui a pourtant le mérite de mettre le doigt sur les vrais problèmes. Comment voulez-vous que les choses changent positivement dans ces conditions ?
Jeudi 18 novembre
14h : Conférence de presse au Mac Orlan à propos d’une pièce consacrée à Maurice Marchand, qui fut régisseur du théâtre de Brest de 1921 à 1941 : il est mort peu de temps après que le directeur de son théâtre, qui était juif, ait été remplacé par un collabo qui avait obtenu auprès des Allemands cette place qu’il n’avait pu arracher au maire Victor Le Gorgeu, lequel était hostile au régime de Pétain. Le nom de ce collabo ne sera pas donné : ses descendants sont des notables de Brest et la compagnie qui a monté la pièce ne veut pas les mettre au pilori. Cette précaution est certes légitime quand on sait qu’un de mes articles a valu à un historien local de recevoir une lettre anonyme lui reprochant de parler avec mépris de la France de Vichy… Mais c’est quand même usant de se dire qu’on en est encore là 77 ans après la Libération !
18h : Sortant de la conférence de Gérard Cissé sur la Tour Tanguy et ses propriétaires successifs, je remarque les affiches d’un certain Fabien Roussel. Intrigué, je m’approche, et je constate que ce monsieur, d’apparence amène, n’est autre que le candidat… Du Parti Communiste Français ! Et allez, encore un candidat de gauche alternative ! Cette fois, c’est sûr, c’est foutu, il va falloir encore choisir entre Macron et un connard de facho ! Autant dire entre du pain rassis et de l’arsenic : bien sûr, la question ne se pose même pas, battre l’extrême-droite n’est pas une option mais une nécessité vitale… Mais c’est bien la peine de vivre en France au XXIe siècle si c’est pour en être encore au stade de la survie ! Il faudrait demander à Joe Biden de nous envoyer de l’aide humanitaire idéologique !
Vendredi 19 novembre
8h : Fidèle à ma sale habitude, je suis arrivé largement en avance pour la soutenance de thèse d’un collègue. J’en profite pour discuter avec la tenancière de la cafétéria de la fac, que je n’ai plus vue depuis longtemps : celle-ci me dit que son lieu de travail n’a plus rien à voir avec ce qu’elle a connu, que les clients se servent désormais eux-mêmes comme dans un hall de gare et que le contact humain qui était au cœur de son métier passe au rang des souvenirs. Quelle tristesse… Je ne venais déjà plus guère, notamment pour éviter de devoir mettre le masque et de tomber sur la presse : j’ai une raison supplémentaire, à présent ! Est-ce que le Crous se rend compte qu’il se tire une balle dans le pied ?
10h : Ayant écouté la présentation de la thèse soutenue, je quitte momentanément la soutenance de mon camarade, bien décidé à faire don de quelques livres à un café-librairie solidaire et à faire expertiser deux médailles dont je souhaite me débarrasser. Dans le premier cas, ça se passe sans problème, je suis même surpris qu’ils acceptent de récupérer mes vieux bouquins si facilement. Dans le deuxième cas, la personne qui me reçoit me fait clairement comprendre que mes médailles n’ont aucune valeur, ce dont je me doutais : je lui explique alors qu’on me les avait données à l’issue d’une année au cours de laquelle j’avais été inscrit en natation par ma mère, qui espérait ainsi développer en moi le goût du sport et de la compagnie des autres enfants ; considérant que j’ai toujours considéré cette inscription comme une punition pour une faute dont j’ignorais la nature, que mes difficultés sociales étaient dues à un handicap et non à une mauvaise volonté de ma part, que je n’aime toujours pas le sport et que je ne sais toujours pas nager (et je vous emmerde), la conservation de ces médailles serait donc pour moi le rappel permanent d’un mauvais souvenir aggravé d’une escroquerie morale ! Ce récit fait son petit effet : mon interlocutrice me promet de les envoyer à la déchetterie ! Je sors donc satisfait et remonte à la fac pour pouvoir applaudir mon collègue fraîchement intronisé docteur en cultures et langues régionales : je ne suis peut-être pas devenu l’éphèbe sportif dont rêvait ma mère, mais je suis devenu un chercheur reconnu et respecté, comme quoi ce n’est pas avec des activités périscolaires qu’on aide un autiste à sortir de sa coquille, mais avec beaucoup d’intelligence et d’humanité.