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Artemisia au miroir / Judith et sa servante

Publié le 21 novembre 2021 par Angèle Paoli

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Artemisia allo specchio 150
   

IX

Judith et sa servante

Le poignard que je te réserve, mon doux ami, dans quel sens vais-je le poser sur ta gorge ? Il faut que je trouve la veine, la bonne. Voyons, quelle inclinaison vais-je donner à la tête que je m’apprête à égorger ? Comment vais-je m’y prendre ? Toi, mets-toi à côté de moi. Attends-toi à ce qu’il se débatte, le pauvre chéri. À deux, ce sera plus facile. Si nous conjuguons nos efforts, nous en viendrons à bout plus aisément. Imaginons la scène. Holopherne, plongé dans un sommeil profond alourdi par les boissons que je lui ai abondamment servies, ne s’aperçoit pas de notre présence. Le décor ? Resserré. Elliptique. La tente d’Holopherne suggérée par le drapé des tentures. Sombre. Pas grand-chose. Pas de fenêtre, pas de vue sur l’extérieur. Pas de témoins. L’action est suspendue. Un peu de lumière pour éclairer la scène. Invisible, la lumière. Un lit, des draps froissés. Un édredon frangé rabattu sur le côté. Moi, en robe de velours bleu. Et toi, en robe de drap rouge, les cheveux ceints dans un foulard. Tu es Abra, mon humble servante. Docile servante. Courageuse servante. As-tu peur, Abra ? Il ne faut pas. Je suis là. C’est moi qui ai le poignard. N’aie crainte, Abra. Je vais le prendre par les cheveux. C’est là que gît la puissance des hommes. C’est ce que l’on dit. Il ne s’apercevra de rien. Du moins, je l’espère.  Peut-être le froid de la lame va-t-il le faire frissonner ? Le tirer de son ébriété comme dans un sursaut de conscience.

—Tiens, regarde. Il ouvre la bouche. Il étouffe sous la pesée de nos bras. Il cherche l’air. Son front se plisse. On dirait qu’il a compris. Ses yeux se révulsent. Les nôtres sont baissés sur lui, ou plus exactement sur notre ouvrage. Il tente de nous éloigner. Son bras tendu heurte ton menton. Il cherche à se dégager de toi, Abra. Tiens bon, Abra. Encore un effort et c’est fini. Voilà, c’est fini.

Le sang a giclé. Il dégouline sur les draps, le long des plis. C’est le rouge de la passion. Une passion qui n’aura pas lieu. Une passion qui a le goût de la vengeance. Avoue qu’il l’a bien mérité ! Qu’en penses-tu Abra ?

—Je pense que ma maîtresse Artemisia est folle mais qu’elle a raison, mille fois raisons. Mais cet Holopherne, qu’a-t-il fait au juste ? De quoi s’est-il rendu coupable ? Quel est son crime ?

—Ouvre ta bible, ma jolie. Tu comprendras. Cherche Judith et Holopherne. C’est connu. Orazio, mon cher père, l’a représentée, cette scène. Lui aussi, comme tant d’autres peintres avant lui. Souviens-toi. Il m’a fait poser pendant des heures pour incarner Sa Judith ; en même temps que l’une de ces femmes, croisées à l’angle d’une église, dans le rôle d’Abra. La peinture, c’est un peu comme du théâtre, tu sais. Il faut se mettre dans la peau des personnages. Tu la connais, cette toile. Fais un effort de mémoire. Le meurtre a déjà eu lieu. Judith tient dans sa main la lame dont elle vient de se servir. Judith et Abra se tiennent serrées l’une contre l’autre, attentives à ne pas se laisser surprendre. On les sent sur la défensive, coupées de l’extérieur par les lourdes tentures qui enserrent la couche du roi assyrien. Leurs bras, leurs mains se frôlent. Elles forment un couple. On dirait une danse. Drôle d’idée, tout de même. Entre elles deux, Holopherne. Enfin, ce qu’il reste de lui. De sa puissance. Une tête coupée ; un teint livide qui sent déjà la décomposition ; des yeux clos ; un nez pincé, étiré par le rictus de la mort.

Une danse ? Oui. Un menuet de la mort. À trois personnages. Deux élégantes pour un décapité. La tête ceinte d’un voile blanc qui se déploie sur son épaule et lui tombe jusqu’aux reins, Abra dérobe son visage. À qui crois-tu qu’elle tourne le dos. Au meurtre qui vient d’avoir lieu ? À la vie qui vient de se muer en mort sous la dague de Judith ? Aux témoins invisibles qui les regardent l’une et l’autre, de l’autre côté du miroir ? Le lit souillé du meurtre la terrorise. La vue du sang l’effraie. L’odeur qui imprègne leurs vêtements lui arrache des haut-le-cœur. La viscosité qui s’agrippe aux draps la révulse. La tête d’Holopherne lui répugne. Hideuse ! Que vont-elles faire de cette tête ? Où vont-elles l’emporter ? Judith doit savoir. Abra lui fait confiance. Judith sait. Abra suit le regard de sa maîtresse. Mais Abra tremble. Le moindre bruit la fait sursauter. Les bruits de la nuit ; les bruits d’armes du camp d’Holopherne. Cliquètements et coups de sabots mêlés.

Et si la garde d’Holopherne venait à les surprendre ? C’en serait fini de l’une et de l’autre.  Abra réprime un frisson. Elle rajuste un pan de sa coiffe sur son épaule. C’est elle, Abra, qui porte le chef du général décapité. Il est là, qui repose dans une corbeille tressée qu’elle tient posée contre elle, à la manière des lavandières, sur sa hanche. Un linge éclaboussé de sang déborde de la corbeille. On dirait que l’ensemble — corbeille-linge-tête — va échapper au bras de la servante et sortir de la toile. Abra détourne ses regards du trophée de Judith, la belle juive. C’est tout juste si l’on devine son profil. Moi, non !  Orazio m’a représentée en pleine lumière. Un peu statique, sa lumière. Il aurait pu ménager des ombres, suggérer des formes transitoires, jouer sur la fluidité des formes. À la manière de Michelangelo Merisi, son maître. Le Caravage. Au lieu de cela, il m’a fait poser de face, le visage un peu de trois-quarts.  Il a posé sur moi le regard d’un amant.  De sorte que l’on peut admirer la pureté de mon profil, la carnation de ma bouche tendre, le velouté de mon oreille.

Orazio m’a fait revêtir ma belle robe de brocart rouge, celle dont le décolleté met en valeur la blancheur de ma poitrine et la douceur de ma peau. Je porte les bijoux de ma mère. Sa fibule ornée d’une perle en forme de goutte que j’aime tant. Et ses peignes piquetés dans les torsades de mes cheveux. Mais, statique. Entièrement dirigée vers Judith. Je devais avoir une quinzaine d’années lorsque mon père a réalisé cette toile. Oui, c’est ça. Je travaillais déjà avec lui, à l’atelier. Mais là où nos points de vue divergent, vois-tu, c’est qu’il n’a pas eu le courage de peindre la scène du meurtre. Tandis que moi…

À SUIVRE ...

           

Artemisia Gentileschi Judith décapitant holopherne
                     

Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne
 (1612). Musée national Capodimonte (Napoli)

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