Magazine Journal intime

Usine à gestionnaires

Publié le 03 août 2008 par Ali Devine

Une de ces longues journées creuses de fin juin – début juillet, au bistro proche du collège, je rencontre l’un de mes collègues, prof en SEGPA. La conversation tombe sur le projet d’établissement. Ce document recense tous les projets menés au collège –le terme devant être entendu dans un sens très élargi, puisqu’il peut s’appliquer aussi bien à une sortie d’une demie-journée au Louvre qu’à une option qui détermine l’emploi du temps des élèves pour l’année entière. L’une des caractéristiques de notre établissement est l’abondance des projets de toute sorte, qui nous permet de préserver une image de marque tout à fait correcte compte tenu de notre environnement. Mais mon collègue a un point de vue différent sur la question. 

« C’est très bien, de faire des projets, mais enfin ça a tout de même quelques inconvénients. Primo, le discours de la hiérarchie, du ministre au principal, est très fluctuante sur le sujet. Parfois on nous dit : ‘Allez-y, faites des projets, diversifiez au maximum, l’imagination au pouvoir !’ Et quelques années plus tard, au contraire : ‘Non, non, non, arrêtez tout ça, on va se recentrer sur les fondamentaux, ya que ça de vrai, et en plus on n’a plus de sous pour financer vos conneries.’ Et du coup, toi qui comme un bon petit fonctionnaire obéissant et dynamique a fait des projets, toi qui les a patiemment mis au point et perfectionnés au fil des années, toi qui as ramé comme un bon pour recruter une vingtaine d’élèves intéressés par le projet en question, eh ben tu te retrouves comme un idiot, t’as plus qu’à ranger ton matos à la cave. Bon. Et secundo, à force de se creuser les méninges pour échafauder de nouvelles options, de nouvelles activités, on finit par oublier un peu que le cœur de notre métier, c’est tout de même de dispenser un savoir minimal qui soit commun à tous les élèves. Faire de l’histoire de l’art, des classes à horaires aménagés sport, du conservatoire, de l’horticulture, deux langues vivantes dès la sixième, parfait ; mais est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux mettre le paquet pour que tous les élèves lisent bien et sachent poser leurs opérations sans erreur ? Ici, en ZEP, je ne suis pas sûr que les deux choses soient compatibles. Et il faudrait savoir où est la priorité. Parfois, j’ai l’impression qu’on se dit en haut lieu : ‘Les gamins du 9-3, de toute façon, ils sont voués à l’analphabétisme. Alors pour qu’ils ne cassent pas leurs écoles, on va essayer de faire en sorte qu’au moins ils s’y amusent un petit peu.’ Et c’est à ça que sert notre enthousiasme, notre créativité, et nos beaux projets. Quand tu entends parler les inspecteurs, lors des réunions académiques, ça te fait flipper. Ils te disent : ‘De toutes façons, ces élèves, quand ils seront en âge de travailler, on leur demandera essentiellement d’être des gestionnaires. Ils gèreront des stocks, des bases de données, du personnel ou leur propre fatigue. Alors il faut que les matières enseignées servent de support à l’apprentissage de la gestion.’ Et si on se place dans cette optique, c’est vrai qu’il n’y a plus aucune raison valable de baser les cursus sur le français, les maths et l’histoire-géo. S’il s’agit juste de savoir lire et interpréter des tableaux, n’importe quel enseignement fera l’affaire, même analyse des techniques du tricot. »

Je ne suis pas d’accord avec lui ; je participe moi-même à plusieurs projets, et je crois que la diversification des enseignements est la condition sine qua non pour que plus d’enfants réussissent à l’école. Mais j’avoue que son discours se tient. Quand je repense aux sujets du dernier brevet, j’y vois clairement un argument en faveur de sa thèse : il ne s’agissait en somme, pour les élèves ayant composé, que de gérer correctement leur stress éventuel et les informations contenues dans l’énoncé. Ce n’était pas de l’histoire, ni de la géographie. Il fallait juste appuyer sur les bons boutons. Ce qui peut certes s’avérer utile pour de futurs cadres subalternes, comptables, caissières, rouages.


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