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Les dernières minutes

Publié le 02 août 2008 par Frédéric Romano

- Moi : Ça doit être horrible de mourir soudainement…
- Lui : Ça doit être pire d’être condamné…
- Moi : Non, pas pour moi…
- Lui : Mais enfin… Pourquoi !?

Ce jour là était un jour comme les autres. Devant les bureaux de la Société d’électricité, l’afflux des premiers contestataires qui défilaient depuis huit heures du matin commençait enfin à se calmer. Les employés sortaient déjeuner. Midi sonnait. Les bancs de la Place du Progrès se remplissaient de monde. C’était une journée où le ciel était terne, gris comme un plafond que le temps aurait vieilli. C’était un mardi et, comme chaque mardi, Denis Broebaker invitait au restaurant son comptable, Gustave Lorié, après que celui-ci lui ai fièrement présenté l’état et les bénéfices de la société. Tous deux franchirent le tourniquet pour sortir du bâtiment à douze heures et quatre minutes.

Cette même minute fut celle où tout s’accéléra dans la tête de René. Quelques secondes lui suffirent pour se remémorer les événements, les malheurs et les hasards qui l’avaient amené sur cette balustrade, à quarante mètres au-dessus de la Place du Progrès. La mort de sa mère un soir de sa dix-septième année, les familles d’accueil, les échecs, ce boulot minable à la compagnie d’électricité et ce licenciement qui l’avait décidé à mettre fin à tout ça. Il regardait à présent ses baskets sur le rebord et, sous elles, le vide au fond duquel d’anonymes fourmis grouillaient dans la chaleur d’un mois de juin.

Parmi ces “insectes”, l’un d’eux était un peu plus gros. Denis Broebaker se “traînait” péniblement vers le restaurant où l’attendaient d’autres convives. Derrière lui, le maigrelet Lorié le suivait nerveusement. Denis respirait bruyamment, difficilement. Il était douze heures et huit minutes. Quelques secondes plus tard, le gros monsieur s’arrêta brusquement. Son comptable pensa à une simple pause de récupération mais le visage de Denis était figé. Regardant dans le vide, il était devenu livide. Sans réfléchir, il serra son bras gauche de toutes ses forces. Une douleur rayonna de son membre gauche, descendant jusque dans la cuisse et montant jusqu’à son épaule. Les sons autour de lui devinrent graves et confus. Toutes ses perceptions semblaient soudainement démesurées, ses yeux tremblaient et ses oreilles bourdonnaient. Tout devint ensuite très calme, une accalmie qui lui sembla lui durer une éternité. À douze heures et douze minutes, une indescriptible douleur lui frappa la poitrine. Celle-ci le projeta en arrière, étalant sur les pavés de la place ses cent trente kilos. Ses contorsions faisaient vibrer sa graisse, le rendant semblable à un gros flan mal démoulé. Denis, paralysé, avait toujours les yeux fixés vers le ciel pendant que Lorié tentait péniblement de lui dégager le cou en lui ôtant la cravate. À douze heures et seize minutes, ses suffocations devinrent de plus en plus critiques. Il ne percevait désormais plus rien, ni les dizaines de personnes qui affluaient autour de lui, ni celles qui s’acharnaient maintenant sur sa cage thoracique. À douze heures et dix-neuf minutes, il eu un soulagement pendant très exactement trois secondes, un silence extrême avant de se sentir glisser lentement dans la terre, comme s’il fondait, s’éparpillait. Denis Broebaker, malgré les efforts des secouristes, décéda à douze heures et vingt-et-une minutes.

René regardait toujours les fourmis du haut de ses huit étages et l’effondrement de la “reine” n’avait rien entamé à sa motivation d’en finir. Pour dire vrai, il ne l’avait même pas remarqué. Il était dans la phase de choix, celle où l’on sait que le moindre effort consenti sera peut-être le dernier. Une simple flexion des jambes et le décollement de ses pieds du sol l’amèneraient quarante mètres plus bas. Au moment où sa décision fut prise, René ferma les yeux, plia les genoux et lança légèrement les mains vers l’arrière. À cet instant, il senti une vibration sur son flanc droit. Son portable sonnait…


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