Revenu à Rimbaud grâce à Pajak, Siméon et Gavalda, j'étais naturellement enclin à accorder de l'attention à ce livre qui s'affichait devant moi, une fois encore à Arcanes : L'autre Rimbaud, de David Le Bailly. L'illustration de couverture portait en elle-même une question : qui était ce personnage effacé au côté du génial poète ?
Il s'agit de son frère, Frédéric, d'un an son aîné. C'est comme si je découvrais son existence, car de lui on ne parle jamais. Déjà, en son temps, André Suarès (un grand écrivain très méconnu aujourd'hui) était l'un des rares à s'en inquiéter : "Pourquoi n'y a-t-il jamais un mot du frère Frédéric qui, à un an près, est du même âge que Rimbaud ? Ce frère passe pour avoir été un coureur de femmes, un homme qui aime la vie, un mauvais sujet comme on dit entre bigotes. De lui, je ne sais rien du tout." David Le Bailly met cette citation en exergue de son livre. Lui, fils unique qui a tant rêvé d'un frère, d'un confident, d'un complice de chaque jour, va s'échiner à retrouver les traces de celui qu'on a sciemment écarté des tablettes. Entre enquête et fiction, il va faire revivre cette vie minuscule. Cette expression ne vient pas ici au hasard : Pierre Michon, qui a écrit Rimbaud le fils, confiait à Arnaud Laporte dans une émission de radio que ce livre, "ça devait être , non pas l'histoire d'Arthur Rimbaud, mais l'histoire de son frère, Frédéric Rimbaud. Son frère était un homme beaucoup moins fortuné intellectuellement, et puis il conduisait l'omnibus de la gare d'Attigny à l'hôtel d'Attigny. Oui, je voulais écrire l'histoire de Frédéric, je n'y arrivais pas..." Pourquoi il n'y arrivait pas, Michon ne s'en explique pas. Et David Le Bailly ne cherchera pas non plus à le savoir, il foncera dans sa propre enquête, mais on peut imaginer que le manque de sources a été l'un des obstacles à l'écriture. Même la propre descendance de Frédéric est avare de témoignages sur l'homme, tout le monde ignorait jusqu'au lieu de son inhumation (il est le seul à ne pas être enterré dans le caveau familial voulu par la mère de Rimbaud).
Pajak, autre Frédéric, évoque ce frère aîné à la page 133 :
"Frédéric, scolarisé dans la même classe que son frère cadet, est un garçon robuste, de grande taille, avec des yeux très bleus . il est doté d'une réelle bonté - souvent en butte aux moqueries de ses camarades, il n'y répond ni par le verbe ni par la force. En classe, il peine à l'étude - lorsque, chaque samedi, le principal annonce les classements de la semaine, il se retrouve chaque fois dernier de la liste."
En octobre 1865, alors que Frédéric redouble, Arthur, fort de tous les prix accumulés dans toutes les matières, passe directement en cinquième, avec deux ans d'avance sur ses camarades.
La photographie des deux frères est reprise en dessin par Pajak, page 136.
"C'est auprès de Frédéric que celui-ci trouve la solidarité et le réconfort requis pour supporter pareille mère tyrannique." Ces mots sont importants : pas de jalousie chez Frédéric, bien au contraire. Et pourtant, Arthur Rimbaud portera sur lui ce jugement cruel dans une lettre du 7 octobre 1884 adressée à sa famille : "Ça me gênerait assez, par exemple, que l'on sache que j'ai un pareil oiseau pour frère. Ça ne m'étonne pas d'ailleurs pas de ce Frédéric: c'est un parfait idiot, nous l'avons toujours su, et nous admirions toujours la dureté de sa caboche." Pas une lettre ne lui sera écrite pendant le long séjour africain. Pour Arthur, son frère n'existe pas, au pire c'est un caillou dans sa babouche.
Lors des funérailles de son frère, on "oubliera" de l'inviter, ainsi qu'à celles de sa mère, la terrible Vitalie Cuif. Et sa soeur, la non moins redoutable Isabelle, fera en sorte de tenir Frédéric éloigné de toute participation aux droits d'auteur sur l'oeuvre d'Arthur qui commençait à se répandre dans le monde entier. Et en cela, elle sera aidé par son mari, épousé alors qu'elle avait déjà trente-six ans : l'ancien anarchiste reconverti dans l'eau bénite, l'opportuniste Paterne Berrichon. Pseudonyme : il se nomme en réalité Pierre-Eugène Dufour, né en 1855 à Issoudun, eh oui, un berrichon, d'où le pseudo (Paterne pour rappeler l'église Sainte-Paterne d'Issoudun). Un Berrichon dont il n'y a pas de quoi être fier. Il a sa notice dans le Maitron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et social, où l'on découvre par exemple qu'à l’appel de la classe 1875, il fit son service militaire et fut condamné à 2 ans de prison, pour refus d’obéissance (gracié au bout de 16 mois, il termina son service à Tours), et qu'il fit partie d'une Ligue des Antipropriétaires. Mais sans doute en eut-il assez de bouffer de la vache enragée, car après avoir été entretenu par une maîtresse avec qui il habitait au 50 rue Lhomond, il entama une correspondance avec Isabelle Rimbaud, qui se solda par un mariage le mardi 1er juin 1897 (auquel Frédéric ne fut bien entendu pas invité). La même année parut, sous la plume de cet excellent Paterne, la première biographie d'Arthur Rimbaud (on peut la lire sur Gallica). Une entreprise de faussaires. Je laisse la parole au Maitron :
"Ils s’attachèrent à créer un véritable culte, empreint d’une forte volonté idéologique, liée aux valeurs traditionnelles, de respectabilité et de moralité. Berrichon reniait à cette occasion ses idées anarchistes. Leur volonté première fut de réaliser une présentation angélique de Rimbaud en gommant les périodes sulfureuses du poète, en cherchant à prouver que la relation avec Paul Verlaine fut chaste, et qu’Arthur Rimbaud retrouva la foi catholique sur son lit de mort. Dans l’édition des œuvres d’Arthur Rimbaud, Paterne Berrichon fit disparaître un tiers au moins des poèmes et deux tiers environ de la correspondance.Paterne Berrichon n’hésita pas, avec le concours de sa femme, à spolier le frère de Rimbaud de ses droits, sur les publications du poète et continua à percevoir les droits d’auteur après le décès d’Isabelle Rimbaud."Après la mort d'Isabelle d'un cancer de l'estomac en 1917, il avait écrit à un ami "qu'avec sa femme était partie son âme et qu'il lui tardait de la rejoindre dans le ciel". Ce qui ne l'empêcha pas de convoler en justes noces très peu de temps après avec une certaine Marie Saulnier, avec qui il vécut jusqu'à sa mort le 30 juillet 1922.
Mais oublions cette baderne de Paterne, et songeons encore un moment à ce Frédéric qui, comme le rappela Macha Séry dans Le Monde du 19 novembre 2020, "quoique déshérité et désargenté, déboursa 25 francs dans le cadre de la souscription nationale lancée pour l’érection d’un monument en l’honneur de son frère à Charleville."