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Artemisia au miroir / Le couteau sous la gorge

Publié le 28 novembre 2021 par Angèle Paoli

                                                   

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Artemisia allo specchio 150

           

             X

Le couteau sous la gorge

Cela s’appelle. Mettre le couteau sous la gorge. Ou encore, avoir le couteau sous la gorge. C’est selon. Ce soir, c’est moi qui décide, et c’est toi, mon bel amant d’une nuit, qui es soumis à la lame. Avoue que tu l’as bien mérité. Ou plutôt non, n’avoue rien. Ta bonne conscience te place éternellement du côté du pouvoir, du côté des vainqueurs, du côté des tyrans et des tortionnaires, pour qui l’assujettissement des peuples est chose naturelle. Mais tout a une fin et ta puissance court à sa perte. C’est ta dernière ligne courbe. Vois comme le fil du rasoir chante sur ta peau. Vois comme l’acier brille, rutilant, dans la paume de ma main. Tu ne vois pas, non, puisque tu dors, mais tu vas sentir. Pour le moment tu prolonges, pour quelques minutes encore, ton sommeil de juste. Et moi, femme, je te veille. Décidée à te faire rendre gorge. Pauvre goret ! Amour et mort à la porte de ta chambre. Voilà. Le moment est venu. C’est l’heure de la tumbera. La lame souple cherche l’aorte et s’enfonce, docile, entre les veines qui s’écartent pour lui livrer passage. Jamais je n’aurais imaginé que ce fût si facile !  Peau élastique, musculature souple. De la belle matière ! Rien qui résiste ou qui s’oppose. Le sang gicle. Il inonde les draps de ta couche, se répand dans leurs plis moites.

Force de vie qui t’échappe, d’un seul jet ! Et toi ! Que reste-t-il de ta physionomie farouche de chef de guerre sûr de son bon droit et de sa force ?

Ce qu’il reste ? Un col tranché et sanguinolent. Des yeux exorbités d’horreur, un rictus effrayant, offert à la face du monde. Toute une vie de cruautés et d’exactions, stigmatisée sur ton visage de cadavre. Et avec ta mort, ma main qui n’a pas tremblé, signe ce plaisir silencieux et solitaire d’exécuter dans le même geste, mille fois répété en rêve, revécu dans des nuits insomniaques, tous ceux qui comme toi ont fait subir aux femmes — je dis femmes, mais je n’oublie derrière elles, ni les vieillards ni les enfants, ni les infirmes, ni les humbles, ni les sans-abri, ni ceux qui pratiquent une religion autre — des violences dont elles ne se remettront jamais ! Que le geste qui m’a porté ce soir vers ton exécution, se répercute par-delà les montagnes arides du désert. Qu’il guide mon pinceau agile et se répercute jusque sur ma palette de couleurs. Que l’exécution de ma toile éblouisse, vibrant témoignage des violences subies, mais aussi, vibrant témoignage de mon talent dressé à la face des hommes de ta race. Afin qu’ils comprennent que le sang versé ne se peut racheter que par le sang versé.

Ainsi parle-t-elle, ce matin-là, la belle Artemisia, dans l’atelier de son père que l’aube naissante éclaire à peine. Tout à l’heure, quand la matinée sera plus avancée, elle invitera son amie Clemenzia à se joindre à elle. Elle lui dira :

—Mets-toi là, sur ma gauche. Incline ton visage en avant et regarde-le dans les yeux. Droit dans les yeux. N’est-il pas beau, monstrueusement beau, ce barbu assyrien qui bientôt gémira sous la dague ? Combien de temps, d’après toi, faut-il à la lame pour pénétrer dans la chair ? Combien de temps faut-il à l’âme pour rendre les armes et s’enfoncer dans les Enfers ? Le sais-tu ? Réponds-moi ! Tu sais cela aussi bien que moi, toi qui as vu de tes yeux périr les hommes sous leurs chevaux, toi qui as vu le long des routes les corps des pendus se balancer aux branches des arbres, les crucifiés livrés aux charognards, les femmes éventrées perdant leur sang le long des talus !

Assez baguenaudé ! Laissons les fantasmagories aux affres de la nuit. Il faut que je me remette à l’ouvrage. Que mes doigts tuméfiés par la sibylle guérissent et que je puisse à nouveau broyer mes couleurs dans le mortier. Dire que je suis à la torture n’est pas un vain mot. Ne pas pouvoir peindre ? N’est-ce pas là la pire des tortures ? Que vais-je devenir si mes doigts ne m’obéissent plus ? Si mon pinceau se dérobe ? Torturée je l’ai été et je le suis encore, salie par un procès qui ajoute de la violence à la violence déjà subie. Il faut que mon œuvre répare l’outrage qui a été commis sur ma personne et que par elle, par sa grandeur, je sois restituée dans ma dignité de femme. Ce bleu outremer intense, il me faut l’assombrir par une pointe de noir. Je tremble de ne pouvoir exécuter cette manche de ma Judith. Judith, la juive, la rebelle qui libère son peuple opprimé par le crime qu’elle a perpétré.

J’aime l’expression que je suis parvenue à donner à son visage. Non pas cette sage indifférence, comme dans la toile de mon père, ni cette expression de dégoût hautain comme dans celle du Caravage. Mais bien plutôt cette expression de ténacité, cet esprit de décision qui la pousse à accomplir son geste sans une once de regret. Agostino Tassi a-t-il éprouvé envers moi le moindre frémissement face au déshonneur qu’il m’a infligé, face aux souffrances qu’il m’a obligé d’endurer ? Sa bonne conscience a-t-elle un instant fléchi pour laisser la place au regret, au remords de m’avoir volé mon honneur ? Et mon père ? Lui que j’aimais tant ? Lui qui disait de moi que j’étais la lumière de sa vie, qu’a-t-il fait pour me sauver des lazzi qui accompagnent le moindre de mes déplacements, qu’a-t-il fait pour me sauver des tortures infligées par les juges pour m’extorquer la vérité ? qu’ont-ils fait l’un et l’autre pour me protéger des mauvais traitements ? Rien ! Je ne compte pour rien. Ni aux yeux de mon père, ni à ceux de Tassi, ni à ceux de mes tortionnaires. Que savent-ils de ce que j’endure ? Ils peuvent tout me prendre. Il me reste la peinture. C’est en elle que je peux me réaliser, c’est par elle que je peux recouvrer la dignité perdue. Il me reste mon talent. De cela je suis sûre. Encore faudrait-il que mes doigts guérissent, que les plaies se referment, que je retrouve l’habileté à manier mes pinceaux ! Quand ce calvaire prendra-t-il fin ? Voyons, Artemisia, un peu de courage.

Il faut que je m’exerce avant que mon père ne s’éveille et que l’atelier ne s’emplisse des railleries criailleries ricaneries des garzoni.

 Un doigt après l’autre. Je vais défaire mes bandages. Sinon comment redonner de la force à mes phalanges endolories ? Aïe ! Les plaies suppurent. Le pouce est gonflé, tuméfié. Tenir le pinceau est une torture ! Aïe ! Le sang affleure. Le sang gicle. Mélange son rouge à celui de la garance. Voilà qui donne de la vie aux draps. Voilà qui me rend à la vie. Je vais poursuivre. Ce sang, neuf et chaud, mélangé au sang de la plaie d’Holopherne, c’est la trouvaille de ma journée. Si j’incline la toile, que se passe-t-il ? Voyons ! Mon sang se mêle aux rouges déjà utilisés. Il teinte d’un rouge plus vrai les plissés du drap. La matière liquide coule dans les plis, ondoie entre les pliures. Douce vengeance de ce jour.


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