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Artemisia au miroir / Suzanne et les vieillards - 1610

Publié le 01 décembre 2021 par Angèle Paoli

                                                                                                                                                                                                                                                                                                           <<Chapitre précédent

Artemisia allo specchio 150

XI

Moi, vois-tu, Isolda, j’ai toutes les raisons de peindre la scène du meurtre. À la différence de mes maîtres les plus célèbres, j’ai connu la violence. Eux s’inspirent des récits antiques pour la décrire et l’exposer aux yeux de tous. Pour la montrer. Moi, cette violence, je l’ai subie. Je l’ai traversée. Je l’ai vécue au plus intime de ma chair. Elle a fondu sur moi et elle m’a terrassée. J’ai été meurtrie. Et l’outrage me colle à la peau. J’ai beau frotter, rien ne s’efface. Je sens la douleur dans mes muscles. Le sperme d’Agostino coule entre mes cuisses, mêlé au sang de mon sexe. Cela te choque, Isolda, que je parle ainsi ?  C’est pourtant la stricte vérité. Cet Agostino, vois-tu, je le voue aux gémonies. À cause de lui, non seulement j’ai perdu ma virginité, contrainte par la force et jetée sur le lit comme une vulgaire femelle offerte ; non seulement j’ai subi l’affront et la douleur du viol, mais j’ai été traînée dans la boue. Puttana, puttana… Je les entends dans mon dos, qui me traitent de putain lorsque je passe dans les venelles, au-delà de la via della Croce, derrière le Corso. Vais-je devoir me voiler la face ? Me cacher? Frôler les murs et ne sortir que sur le tard ? Ils aimeraient tant que j’en sois une, de putain, une vraie, pour pouvoir me cracher leur haine au visage, ouvertement, sans se gêner.

Pensez donc, une fille qui peint, comme son père ! À l’égal des hommes ! Quelle audace ! Quelle prétention ! Que peut-elle être d’autre sinon une traînée ? Je sais bien ce qu’ils disent. Ils disent aussi que c’est de la faute d’Orazio. Parce qu’il m’a prise comme modèle et m’a fait poser nue. Sous le regard égrillard et narquois des garzoni.

—Che vergogna, à son âge ! Tout juste pubère et déjà offerte.

—Le vieil Orazio ne sait-il pas que le nu est interdit par l’église ? 

— Cela lui est bien égal d’exposer ainsi sa fille à la concupiscence des hommes. Pas étonnant qu’Agostino Tassi n’ait pu résister à pareille tentation !

— Mais lui, le pauvre ! Ce n’est qu’un homme ! victime de ses fantasmes et de ses pulsions. Peu lui importe d’être un ami de longue date de son père, son compère par surcroît.

— Je me demande si le père… allez savoir… il se pourrait bien que…

Taisez-vous donc mes voix. Laissez-moi en répit. Il est grand temps que vous retourniez dormir dans les spelunche et les taffoni qu’abrite mon corps. Il est grand temps que je me ressaisisse. Allez, filez !

Les voix peu à peu s’assourdissent. Elles se retirent. Artemisia est seule à nouveau, face à elle-même. Sa respiration se fait plus calme. Elle se dirige vers l’atelier et ouvre le coffre lourd dans lequel elle range ses couleurs et ses pinceaux, ses châssis et ses toiles. Parmi elles, la toute première de ses réalisations. Elle retire le drap dans lequel est enveloppée la toile. Suzanne surgit. Sa Suzanne au bain. Ou plutôt sa Suzanne et les vieillards. Sa toute première création. Artemisia nourrit pour elle une grande tendresse. Elle met la toile à distance, bras tendus, col incliné. Inconsciemment, elle adopte le même mouvement de torsion que son héroïne. Buste et bras. Elle lui fait face. Elle l’observe. Jeu de miroir. Elle se regarde. Elle est Suzanne. Elle entrevoit dans les formes de sa Suzanne, celles de son corps à elle. Non pas le corps de ses seize ans, mais celui qu’elle aura, lorsqu’elle sera devenue une femme. Une vraie femme.

Elle le devine, ce corps de femme, elle en perçoit les courbes pleines, les rondeurs. Déjà le galbe souple de son sein est là pour témoigner du corps qui sera le sien dans quelques années. Sa longue chevelure tombe en torsades rebelles le long des épaules, dans son dos. Elle déplace la toile, l’oriente à contre-jour. La lumière joue sur les chatoiements de la peau, sur la blancheur de la carnation et les recreux du ventre. Le nombril, au centre. Une évidence.

Assise sur le rebord d’une vasque, un pied dans l’eau du bassin, Suzanne est nue. Presque entièrement nue. Un reste de drapé recouvre sa cuisse et cache son pubis.

Lèvres entrouvertes, mains tendues, Suzanne tente d’échapper à l’indiscrétion des vieillards. Les traits de son visage, le mouvement de torsion de son buste traduisent le désarroi face au danger que représente l’irruption des deux hommes dans son intimité dévoilée. Penchés au-dessus du mur qui les sépare et qui l’enferme, elle, ils sont là, courbés sur elle. En surplomb. Pour mieux la voir. Pour mieux se saisir d’elle. 

L’un contre l’autre étroitement serrés, ils forment un seul et même corps. Le corps du délit. Un corps unique qui fait masse. Deux têtes surgissent, des épaules. Deux vieillards ? Non, un seul. Celui qui regarde en direction de Suzanne, un doigt contre les lèvres. Chut. Il ne faut pas éveiller les soupçons d’un mari jaloux. Ni ceux d’un amant à qui la belle a peut-être donné rendez-vous. Le second est beaucoup plus jeune. En témoigne l’abondante chevelure bouclée, d’un noir de jais. Plus jeune et plus audacieux. Quel conseil Agostino Tassi — car c’est bien de lui qu’il s’agit ici — verse-t-il en entonnoir à l’oreille de son complice ? Que concoctent-t-ils ensemble qui effraie à ce point Suzanne ?

Artemisia tremble en contemplant son travail. Elle tremble pour Suzanne, elle tremble pour elle-même. Une même angoisse les étreint l’une et l’autre, sœurs d’un destin identique. Elle ne peut s’empêcher de penser à sa Suzanne comme à une œuvre prémonitoire. L’émotion qu’elle ressent ce matin-là est la même que celle qu’elle a éprouvée en apposant sa signature au bas de la toile. Presque deux ans déjà. 1610. Elle est sûre d’elle, sûre qu’elle a réalisé une œuvre, en tous points, remarquable. Sûre de son talent. Un vrai talent de dramaturge que nul ne peut lui nier. Pas même les peintres les plus reconnus de son temps. Pas même son père.

Artemisia ne peut se retenir de répéter en elle-même les versets du prophète Daniel qu’elle connaît sur le bout des doigts.

« Me voici traquée de toutes parts ! Si je vous cède, c’est pour moi la mort. Si je vous résiste, je ne vous échapperai pas. Mais mieux vaut pour moi tomber innocente entre vos mains que trahir le Seigneur. »

Cruel dilemme que celui auquel se trouve confrontée « la vertueuse Suzanne ». Mais Suzanne ne cède pas. Et Dieu intercède en sa faveur.

Artemisia se doute-t-elle qu’un an plus tard à peine, elle subira le sort cruel auquel, en des temps lointains, Suzanne a été confrontée ? Et son père ? Pas davantage. Comment imaginer que sa propre fille, la chair de sa chair, serait un jour l’objet de la concupiscence effrénée d’Agostino ? Et pourtant, il faut bien se résoudre à regarder la réalité en face. Viol il y a eu, bel et bien. Qu’importe à Artemisia qu’il s’agisse de « stupro semplice », de « stupro qualificato » ou de « stupro violente ».

Qu’il y ait eu « défloration consentie », « défloration par la force » ou « défloration avec promesse de mariage » ! Artemisia n’en a cure. Artemisia est salie. La souillure est indélébile et la blessure, inguérissable. Il faut se résoudre au mariage. Mais qui voudra d’elle, après pareil outrage ? Que sera sa vie avec un homme qu’elle n’aura pas choisi ? Et Agostino, pendant ce temps ? Lui, l’auteur du viol, continue de vaquer à ses occupations. Insouciant. Il s’enivre des nuits entières, rentre au petit matin pour se glisser contre elle. Que faire ? Comment le repousser ?

—Ton silence, Artemisia, condition de notre mariage !

—Je t’aime Artemisia, je n’ai jamais désiré que toi !

Voilà ce qu’il lui chuchote à l’oreille, lorsqu’il la tient serrée contre lui ! Mais un homme capable de la pire bassesse est-il capable de tenir sa promesse ? Et elle, a-t-elle vraiment le désir d’épouser celui qui l’a pliée à sa volonté par la force ? La question ne se pose même pas. Pas pour le moment. Artemisia rumine. En attendant, il lui faut continuer à subir les assauts de cet homme, à s’y soumettre sans plainte. Continuer à faire bonne figure. Se cacher à la face des autres, à commencer par celle de son père. Malheur à elle, s’il venait à découvrir le forfait commis sous son propre toit. Heureusement, il y a Sa Suzanne et l’espoir d’une exposition prochaine où elle pourra briller par son talent. Deux années de travail avant d’aboutir à la réalisation de cette œuvre ! Elle est fière de Sa Suzanne. Fière de ce nu qu’elle offre aux regards des artistes et des hommes.

Tant pis si l’on se gausse d’elle. Elle poursuivra dans la voie qu’elle a choisie. Ce ne sont pas les quolibets et les reproches qui l’arrêteront. Elle les entend, du reste, aussi clairement que si elle les avait déjà vécus.

—Non seulement une femme peintre mais qui plus est, une femme qui se prend elle-même pour modèle et qui se peint nue ! La licence à l’état pur !

À une époque où la Sainte Église poursuit son entreprise de purification des mœurs et de redressement de ses sujets ! Le scandale !  Il va falloir défendre Suzanne, son corps voluptueux, la blancheur de sa chair. Et le bain ! Une scène de tentation et d’érotisme, en un lieu clos. Mais ici, sous le pinceau d’Artemisia, le jardin d’Eros ne s’est-il pas mû en prison ?

Suzanne offerte au désir des intrus, implore. Son regard est celui d’une biche affolée. Ses yeux luisent de larmes sur le point de se répandre.

Dans son dos, les deux hommes ourdissent leur complot. Ensemble, avec Suzanne, ils forment un bien étrange trio. Un triangle à trois personnages séparés par un mur. On se croirait au théâtre. Les deux compères sont au balcon et observent le jeune corps opulent offert à leur indiscrétion. Déjà ils imaginent les délices à venir. Déjà ils se préparent à entreprendre la jeune femme. Artemisia s’interroge. Combien de mois se sont écoulés entre le moment où elle a exécuté cette toile et celui où elle a été violée ? Voyons, la date qu’elle a inscrite au dos est 1610.  Prémonition ?

Et Agostino ?  1611.  Le 6 mai.  Elle s’en souvient comme si cela venait tout juste de se produire. Elle était en train de travailler et cela a eu l’air de le mettre en fureur : « Ne travaillez donc pas tant », a-t-il lancé à la cantonade. Il plaisantait peut-être. Mais non ! Il lui a arraché la palette des mains, puis les pinceaux. Il l’a brutalisée, poussée vers sa chambre, a poussé la porte du pied, l’a fermée derrière lui, a tiré le verrou. Il l’a empoignée, culbutée sans ménagement sur le lit, a troussé robes et jupons. « J’avais beau crier, me débattre, je n’ai rien pu faire pour sauver mon honneur. J’ai pleuré, pleuré, encore pleuré. Ses promesses de mariage ne m’ont été d’aucun secours », confiera-t-elle plus tard au cours du procès. Le temps se joue d’elle. Les instants se superposent. Elle revoit l’expression menaçante et vile d’Agostino. Elle se revoit le bourrant de coups de poing et de genou. Peut-être même s’est-elle saisie d’une lame ? Un couteau ? Celui dont elle se sert habituellement pour gratter ses toiles. Elle ne se souvient plus très bien. Son imagination lui joue des tours. Comment discerner le vrai du faux en pareilles circonstances ?

Elle se revoit quelques mois en arrière, peignant paisiblement dans l’atelier d’Orazio. Agostino est là, qui va et vient parmi les apprentis de son père. Tuzia est là, elle aussi. Et Cosimo Quorli, ami de son père. Ils sont toujours ensemble. Et ensemble, ils fomentent les pires bassesses. Qui sait quel complot les occupe ? Ce Cosimo Quorli, tout fourrier du pape qu’il est, elle le déteste. Presque autant qu’Agostino. Elle ne peut oublier de Quorli le regard insistant qui la dévisageait, le soir des obsèques de sa mère. Elle ne peut oublier non plus ce petit sourire narquois qu’il arborait en la dévisageant. Que voulait-il dire au juste ? Avait-il en tête quelque secret dont il aurait aimé lui faire don ce même soir ? Alors même qu’elle était perdue dans son chagrin !

Et dire qu’Orazio voue à ces deux-là une confiance aveugle ! Agostino et Cosimo. Orazio et Agostino. Des inséparables qui jouissent de la protection du pape. Orazio et Agostino disparaissent des journées entières. Et elle, Artemisia, elle reste seule, cloîtrée dans la maison de la via della Croce sous la garde de Tuzia. La vigilante Tuzia. L’obéissante Tuzia, la sirupeuse Tuzia qui la chaperonne sur ordre de son père. Artemisia bout s’insurge tempête. Rien n’y fait. Mieux vaut garder secrète sa hargne.  Se détourner de Tuzia. Artemisia aimerait tant suivre Orazio sur ses chantiers. Elle aimerait le regarder peindre les décorations à fresque de la salle du Consistoire à Monte Cavallo. Elle brûle davantage encore de se rendre avec lui au Palazzo Pallavicini pour le voir travailler au « Casino des Muses ». Le Casino ! Agostino et lui ne parlent que du Casino. Il n’y a pas un jour sans que chacun n’évoque sa partie. Archittetura illusionistica prospettive trompe-l’œil quadratura sotto in su strutture architettoniche peducci decorati1. Agostino jongle avec les mots comme avec la construction de son décor.

Le plafond du Casino ? Un jeu d’enfant pour un illusionniste comme lui. Bouffonnerie de smargiasso2 ou réelle compétence ? Artemisia s’interroge. Quant à Orazio, il passe ses nuits, fiévreusement courbé sur ses planches à croquer des figures de musiciennes. Visages regards postures position des mains sur l’instrument à cordes répartition des personnages équilibre des couleurs rythme. Donner du rythme à la scène. C’est cela qui le préoccupe par-dessus tout. Artemisia se glisse dans leurs échanges. Elle brûle de curiosité d’intérêt de passion pour ce projet qui occupe son père.

Trouver le moment opportun pour parler à Orazio.  Lui faire part de son désir.  Elle renonce. Elle brûle mais n’ose tergiverse tourne sa demande dans sa tête. Elle est sur le point de. Mais non ! Le chantier est le domaine des hommes.  Sa présence au milieu des peintres et des apprentis pourrait constituer une gêne. Être mal interprétée. Non, décidément, cela n’est pas possible. Il lui faut se contenter des commentaires qu’échangent entre eux les deux peintres. Maintenant qu’Agostino a fixé les décors du plafond, qu’il en a construit l’architecture, délimité les volumes distribué voûtes colonnades corniches caissons, élaboré les frises en trompe-l’œil, il ne reste plus à Orazio qu’à animer l’univers céleste d’Apollon. Les Muses sont là, couchées sur les planches que le peintre a préparées avec soin. Il lui faut en reporter les formes dans les espaces qu’Agostino a préparés pour elles. Harpistes violoncellistes flûtistes organistes citharistes contrebassistes luthistes prennent place sur le balcon. Le concert céleste peut commencer.

1. « Architecture illusionniste, perspectives en trompe-l’œil, quadratures du bas vers le haut, structures architectoniques, corniches ouvragées. »

           2. Fanfaron, vantard.

     


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