Le camp n’a pas eu sa peau, c’est lui qui a eu la peau des camps. Alexandre Soljenitsyne est mort ce dimanche 3 août à son domicile de Moscou, d’une crise cardiaque. Il avait 89 ans. A lui seul, il personnifiait le refus du communisme athée et totalitaire. Il était un dissident, un résistant, une volonté arc-boutée dans une lutte semblable à celle de David contre Goliath et c’est le petit David qui a vaincu. Le grand empire soviétique s’est effondré à ses pieds, il a été réduit en poussière comme un colosse aux pieds d’argile. Incroyable…
Soljenitsyne croyait à l’action individuelle, même contre la machine totalitaire. Il avait foi en la volonté de l’homme, en la valeur du choix que celui-ci opère entre le Bien et le Mal par une détermination libre et consentie. Il appelait cela “l’ordre intérieur”. Il vivait dans le “pays du mensonge triomphant” mais n’avait de cesse de témoigner de la Vérité, renvoyant les méchants à leurs propres turpitudes, sans perdre son temps à tenter de les convaincre. Il disait et ceux qui avaient des oreilles entendaient. Il écrivait et ceux qui avaient des yeux lisaient.
Cette autarcie morale n’est pas sans rappeler celle des philosophes stoïciens et de Marc-Aurèle : il est lui-même et ne dépend pas des autres. Il n’a pas “du recul” par rapport à l’événement, mais “de la hauteur”. Une inspiration vers le haut, un souffle qui le porte et lui donne sa respiration.
Bel homme, ma foi, dont je me souvient avec grande précision. En 1994, j’étais en Ukraine lorsque Soljenitsyne est rentré en Russie. L’Union soviétique n’existait plus depuis deux ans, les anciens pays satellites, dont l’Ukraine, avaient repris leur indépendance. Soljenitsyne est arrivé par l’est et est remonté jusqu’à Moscou, commentant largement son voyage, étape par étape. Il était bien plus connu en Occident que dans son propre pays, où la nouvelle génération avait très peu entendu parler de lui. Prix Nobel de littérature en 1970, auteur d’une série de livres sur les camps, L’Archipel du goulag et d’une somme de quelque 6 600 pages sur l’histoire de la Russie d’avant 1917, La Roue rouge. Seuls les vieux lettrés se souvenaient de lui et du scandale de la publication du Pavillon des cancéreux, interdit en 1967.
Il revient en Russie après avoir récupéré sa nationalité et écrit “Comment devons-nous réaménager notre Russie”, signé en 1990, au lendemain de la chute du mur de Berlin, pour ainsi dire. Tout de suite, il suscite déjà la polémique, se fait des partisans et des détracteurs. On critique sa vision de la nouvelle Russie. Il faut dire que dès son pied posé sur le sol natal, il a repris ses flèches de publiciste, celles-là mêmes qui, en février 1945, l’avaient envoyé au camp. A l’époque, il critiquait Staline. Là, il s’en prend à l’histoire de la cohabitation des Juifs et des Russes. Un sujet plus que délicat mais il aimait à répéter qu’aucun pan de l’histoire ne devait être zone interdite. Pour lui, âme juive et âme russe devaient se rencontrer car elles avaient partagé deux siècles d’histoire avaient que le nouvel exode dû à la guerre ne les séparent.
En 1995, je le voyais toutes les semaines à la télévision Ostankino, où il faisait une causerie. Mon ami Volodia se hérissait de colère, le traitait de “donneur de leçon” et ne voulait rien moins qu’entendre les arguments contraires. La façon qu’il avait de brocarder la nouvelle - et fausse - intelligentsia me ravissait. Ce vieux Diedouchka à barbe blanche, qui ressemblait alors physiquement à Tolstoï après lui avoir ressemblé intellectuellement, avait un esprit remarquable, fin, teinté parfois d’une touche d’humour. Il se perdait en interprétations et il m’apparaissait dès lors terriblement russe. Il était façonné, pétri de ce “russisme” que j’aimais tant. Un jour, j’ai découvert “L’idée russe” de Nicolaï Berdiaev. Nul autre mieux que lui n’a su décrire ce que je nomme - vous m’autoriserez, j’espère, ce néologisme - “russisme”.
Alexandre Soljenitsyne est mort. Lui survivront pour l’éternité L’Archipel du goulag, bien sûr, avec Une journée d’Ivan Denissovitch, qui est une merveille et que je ne saurais que trop conseiller à quiconque n’a jamais lu cet auteur. “Ivan Denissovitch, vous voyez bien que votre âme demande à prier Dieu. Pourquoi vous ne lui permettez pas de le faire ? dit Aliocha, le voisin de châlit d’Ivan. En liberté, les ronces achèveraient d’étouffer le peu de foi qu’il vous reste. Réjouissez-vous d’être en prison”. Une poétique de la prison… et un défilé d’êtres humains autour d’Ivan au cours d’une journée ordinaire d’un Zek dans un bagne. Utile pour s’affranchir de notre propre bagne.