Suivie pas à pas, surveillée au détour d’un couloir, épiée, interrogée, morigénée d’une prunelle courroucée, réconfortée d’une douce bienveillance, ou simplement ignorée…
Peintures et statues posent sur moi leurs regards singuliers et ciselés par les années écoulées, si la pierre ou le bois gardent l’empreinte du temps et laissent parfois paraitre leurs fragilités, les yeux, eux, demeurent comme ils furent sculptés, gravés, peints, parfois seulement suggérés : Vivants, incroyablement mobiles, expressifs. Ces regards dardent mon dos de mille piqures, je ne suis pas seule dans cette salle. Les artistes, en créant formes, offrent la vie secrète qu’on imagine aux objets… Derrière la matière se love une âme, mon regard croise les leurs, l’échange me laisse inquiète ou sereine, nous nous sommes compris ou le fossé restera à jamais infranchissable, quoiqu’il en soit, l’intensité de l’instant laisse une trace…
Dans le silence bruissant des musées, claquent les talons, glissent les semelles, murmures étonnés, toux irritées, « chut » exigés… Accrochés ou posées là, les œuvres nous sont livrées, pieds et poings liés à un crochet ou solidement ancrées sur un socle, enfermées dans une vitrine blindée… Sont elles seulement ici de leur plein gré ? Arrachées à leur linceul de terre ou dérangées dans la poussière d’un grenier, léguées, empruntées, offertes, rendues, que sais-je de leur histoire résumée en quelques lignes sur l’étiquette collée à leurs côtés ?
Chaque trait de fusain ou de pinceau dessine un destin, raconte un amour, une colère, une frayeur, la pierre se ride sur les fronts, se plisse à s’y méprendre pour une tenture, un habit, un voile… Les pastels rivalisent de douceur pour raconter même le pire, les gouaches épaisses dressent leurs reliefs et nous transportent loin du parquet ciré dans une ville en guerre, sur un champ de bataille, au pied d’une dame… Certains regards nous viennent de si loin qu’ils sont d’une profondeur abyssale… Les sarcophages aux yeux d’amandes qu’un trait de khôl souligne de noir semblent n’être que d’hier quand plus loin ne restent que bandelettes grises de ceux qui jadis, y furent déposés nantis de quoi survivre jusqu’à rejoindre Osiris pour l’éternité.
Que savons nous de ce monde silencieux d’un musée, presque impénétrable, qui, ici, regarde l’autre ? J’y sens tant de présences, j’y soupçonne tant de dialogues étouffés, tant d’exaltations, de plaintes, d’effrois, de joies muettes et cependant étonnamment vibrantes… C’est un monde insoupçonné du trottoir qui longe ses longs et hauts murs intimidants. J’aime imaginer la vie nocturne des salles désertées et enfin libres de se dégourdir avant de s’endormir jusqu’au petit matin, quand, à l’heure d’ouvrir à nouveau ses portes aux curieux, « l’humanité » reprend la main d’un tour de clef…
Dijon – Musée des Beaux-Arts – Samedi 11 Décembre 2021