"Un rideau de pluie diffractait les rayons du soleil et ajoutait à la magie électrique du spectacle. "C'est comme ça que l'on sait si un blanc de poissons approche : la couleur des lagons se reflète dans les nuages !" Murnau était à nouveau comme un enfant qui aurait rencontré un véritable enchanteur. "Mais... et s'il n'y a pas de nuages ?" s'exclama-t-il, et nous partîmes tous d'un grand éclat de rire. Oro lui répondit : "On écoute aussi le vent, on observe les oiseaux. Il suffit de savoir lire le ciel. Etre à l'écoute du fenua. Tout le monde n'a pas ce don, et cela disparaît de plus en plus vite... Tu te doutes que tout ce que l'on te dit là est considéré comme hautement sacrilège et profane. Pour l'église, ce sont des croyances barbares, soufflées par des dieux mauvais. Mais nous, nous savons, nous sommes encore quelques-uns à savoir..."
Nicolas Chemla, Murnau des ténèbres, Cobra, 2021, pp. 148-149
Si je ne me trompe, nous avons là la première apparition dans ce roman de Nicolas Chemla de la notion de fenua, notion polynésienne dont la définition est complexe. Un peu plus loin, l'auteur donne la parole à Reri, la vedette féminine de Tabou, l'actrice Anne Chevalier, née d'un père français et d'une mère polynésienne, qui dit se souvenir de sa grand-mère qui, lorsqu'elle confectionnait des couronnes de palmes, affirmait que ce qu'elle tissait là c'était le monde lui-même : "Elle répétait tout le temps : "Tout est là, tout est tissé, le temps des anciens avec le temps présent, notre corps avec le fenua..." Elle me disait alors, comme si elle me confiait le plus grand secret de sa vie : "Nous sommes tous pris dans la toile infinie du fenua..." Elle m'expliquait que ma peau, mon sang, mon corps, mon être entier étaient entrelacés de myriades de fibres invisibles de tous les êtres du fenua, passé et présent, les plantes, les animaux, les poissons, le vent, le soleil, les essences, tout ce que j'ingurgitais, tout ce que j'apprenais, toutes les huiles dont j'enduisais ma peau, tout ce qui me nourrissait, spirituellement et physiquement..."
Murnau aurait été obsédé par cette phrase : "Nous sommes tous pris dans le tissu infini du fenua." Il y aurait vu, selon Chemla, une connexion intime avec son propre cinéma, et plus particulièrement, avec sa vision du montage, qui tisse des liens entre de multiples événements épars, des instants éloignés, pour créer "une grande toile dynamique de destinée, de gravité, dans laquelle se retrouvent pris les personnages"*. Déjà, dans Nosferatu, il aurait cherché à représenter cette idée :
"Et c'est vrai : tu te souviens sans doute que l'image de la toile d'araignée est très présente dans le film, de façon littérale. C'est une évidence, pour moi qui l'ai connu, que le comte Orlok est, de tous ses personnages, celui dont Murnau se sentait le plus proche - quand tu regardes bien, il y a tellement de tendresse, de compassion pour ce pauvre monstre timide et éploré d'amour - mais ce qui est certain, c'est que dans le film, le véritable vampire, c'est le cinéma lui-même : une créature arachnoïde et assoiffée de vie, qui se nourrit de l'énergie du réel, en aspire les ombres et les lumières et les tisse entre elles, afin de créer un diamant de nuit dans lequel se mire les profondeurs et les plus sombres recoins de l'âme humaine..." (p. 153)
Il ne faut jamais prendre pour argent comptant ce que nous souffle un personnage de roman : je me suis mis en recherche d'un photogramme du film comportant une toile d'araignée. Normalement, si l'on en croit le narrateur, aucun problème pour en dénicher une. Or, ce n'est pas le cas. On ne trouvera aucun plan comme celui-ci, extrait de La Marque du vampire, de Tod Browning :
J'ai revu l'arrivée de Hutter chez le comte Orlok, et rien à faire, le ménage est bien fait chez le vampire. Pas d'araignée en vue. En réalité, Murnau est bien plus subtil, et il y a bien des araignées dans ce film, mais il ne faut pas les chercher dans le château maudit de Transylvanie, mais dans une séquence plus lointaine, au beau milieu du film, avant l'arrivée du comte Orlok à Brême. Thierry Lefèbvre en a fait l'objet d'une analyse en 1999, Les métamorphoses de Nosferatu, dont je reprends ici les grandes lignes, qui coïncident, on le verra, avec la vision du fenua selon Chemla. Le mieux est de visionner d'abord cette séquence, qui va de la 28ème minute à la 32ème (sur cette copie, on a redonné les noms du roman de Bram Stoker qui avaient été modifiés par Murnau pour ne pas payer les droits).
Un carton nous conduit dans le cours de sciences naturelles de Van Helsing :
Dans un plan d'ensemble, nous découvrons Van Helsing (Bulwer dans la version Murnau) entouré de cinq de ses étudiants. "Le petit groupe se rapproche d'une table pour observer de plus près une plante carnivore. Celle-ci nous est montrée en gros plan : une mouche vient s'y poser et se hasarde en son sein. Soudain, la plante se referme sur elle tel un piège. Le professeur Bulwer, filmé en gros plan, observe les réactions de ses élèves par dessus ses lunettes. Il prend un air mystérieux. -Nicht wahr -wie ein Vampgr! [Comme un vampire, n'est-ce pas?]."
Le carton français est légèrement différent, mais cela ne change rien dans le fond :
On revient ensuite sur Nosferatu, avec ce nouveau carton :
Thierry Lefèbvre : "Nous sommes maintenant dans un asile psychiatrique de Brème. Un gardien vient chercher le directeur:
-Der gesterneingelieferte Kranke hat einen Tobsuchtanfall. .. [Le patient qu'on nous a amené hier a une crise de folie furieuse. . . ].
Dans sa cellule, Knock, qui n'est autre que le factotum de Nosferatu, s'est recroquevillé sur lui-même. Il happe les mouches en plein vol et fait mine de les avaler. Il répète indéfiniment: Blut ist Leben ! Blut ist Leben ! [ Le sang, c'est la vie ! Le sang, c'est la vie ! ] , au grand étonnement de ses geôliers et du directeur de l'asile." (On voit qu'il est bon de disposer de plusieurs versions, sur la nôtre, on s'est contenté de Sang !... Sang !... ce qui est réducteur)
Après que Renfield se soit jeté sur le directeur pour l'étrangler, et qu'il ait été maîtrisé par le gardien, une nouvelle rupture intervient : on retrouve Van Helsing avec ses étudiants, rassemblés cette fois autour d'un aquarium. Puis nouveau carton.
"Le curieux animal, qui semble flotter dans un paysage nocturne, sans point de repère, s'empare d'une particule flottante indéfinie et l'ingère prestement. "
Après un dernier plan d'ensemble sur le professeur Van Helsing et ses étudiants, nous retournons dans la cellule de Renfield. "Ce dernier désigne du doigt l'angle du plafond. Il répète: -Spinnen... ! [Des araignées... ! ]. Plusieurs de ces insectes sont montrés en gros plan, sur une toile tendue. Interloqué et impuissant, le directeur de l'asile se retire, laissant Knock (Renfield) à son délire." (Le carton Araignées... ! a été shunté dans notre version)
Thierry Lefèbvre souligne que "Marc Bouvier et Jean-Louis Leutrat ont déjà souligné l'importance fondamentale de cette séquence, notant en particulier que «par sa position centrale et singulière, elle se signale suffisamment pour qu'on cherche d'emblée déplacements et condensations»**. Charles Jameux, dans son livre consacré à F.W. Murnau, va plus loin."
"Il faut voir dans cette séquence située, rappelons-le, après celle de Knock dans sa cellule, l'expression de la pensée dialectique de Murnau. Occupant la position centrale dans le film -avant le voyage de retour et le début de la deuxième partie -cette séquence est conçue et montée comme une manière de collage -comme la séquence des scorpions par laquelle débute l'Âge d'or." ***
Thierry Lefèbvre poursuit en déclarant que "cet enchaînement visuel serait donc une manière de nœud gordien, à travers lequel l'ensemble de l'écheveau symbolique et fictionnel pourrait se dénouer.
En pratique, nous avons affaire à une succession de tropes, dont la structure de base est la comparaison. Nosferatu est assimilé tour à tour à une plante carnivore, à un polype et à une araignée. Ces métaphores sont parfois imbriquées, à l'image d'une matriochka : ainsi, Nosferatu est comparé à un polype, qui est lui-même comparé (par le biais d'un intertitre) à un fantôme."
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* François Bonini, dans une critique du site avoir-lire, ne dit pas autre chose : "Derrière la simplicité apparente d’une fable linéaire se cache un sens aigu du cinéma, renforcé par un entremêlement savant de motifs : le collier de fleurs, la corde rompue, les danses qui s’interrompent sont autant d’échos qui structurent le film et surtout, l’eau omniprésente qui change de sens selon les moments ; synonyme d’innocence quand elle est cascade, elle devient danger lors de la plongée pour finir en océan létal. Admirables dernière images dans lesquelles Matahi se débat pour rejoindre son aimée et s’épuise en un vain combat ! À la fin, comme le dit à peu près Victor Hugo, ne reste que la mer."
** M. Bouvier, J.-L. Leutrat, Nosferatu, Paris, Cahiers du cinéma / Gallimard, 1981, p. 183.
*** C. Jameux, F.W. Murnau, Paris, Éditions universitaires, 1965, p. 29-30.