Artemisia au miroir / Tuzia

Publié le 19 décembre 2021 par Angèle Paoli

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XIII

Tuzia

Isolda, ma chère Isolda, il faut que je te parle de Tuzia. Tuzia di Stefano Medaglia. Elle a fait son apparition un beau jour, alors que nous étions encore domiciliés via Margutta. Elle est entrée dans notre vie en tambour et trompette dans un charivari de coffres un va et vient incessant de porteurs un brouhaha de rires de voix de cris de pleurs d’enfants de plaisanteries douteuses. La matinée entière s’était passée dans les escaliers en claquements de portes. La matinée écoulée, toutes ces joyeusetés ont enfin fait place au silence. Tuzia était installée. Une fois malles et coffres déposés, les hommes se sont évanouis. Où les avait-elle rencontrés ? Je l’ignore. De mari, je n’en ai point vu.  Il y en avait un, selon les dires, qui travaillait en dehors de Rome. Il y avait des enfants. Ils tournicotaient autour de Tuzia. Trois ou quatre, je ne sais trop. Dont une fille de mon âge et un bébé de trois ans. Un autre garçon, plus âgé, passait ses après-midis à jouer dans la rue, avec des billes et des lézards qu’il faisait courir sur la pierre. Tuzia se déplaçait avec son dernier né arrimé à sa hanche droite. Un beau bambin joufflu, déjà grandet. J’ai vu tout de suite que Tuzia ferait un excellent modèle de Vierge et que le bambin serait parfait dans le rôle de l’Enfant Jésus. J’étais heureuse de nos nouveaux voisins. La rue résonnait de chants et de rires, de voix colorées. De lazzi, d’interminables roucoulades. Quelle animation ! Cela me changeait de la tristesse d’Orazio, du sérieux de mes frères, des bouderies des garzoni.

Très vite la présence de Faustina, la fille aînée de Tuzia, me fut douce. Elle venait me voir plusieurs fois par jour. Elle m’apportait des gâteries confectionnées par sa mère. Elle voulait tout savoir de moi, tout connaître. Elle était curieuse de tout. De mon travail et de ma vie de jeune peintre. Un après-midi, je lui ai montré mes trésors. Tout ce que je tenais enfermé dans le cassone ; le beau coffre en bois sculpté que j’avais hérité de ma chère maman.

Cela t’intéresse, Isolda ? Dois-je poursuivre ou mettre fin une fois pour toutes à mes confidences ? Non, non, continue. Alors ce cassone ? Quels trésors ? Oh, tu te doutes bien un peu, non ? Des pinceaux des palettes des planches de cuivre des stylets des plumes d’oie… Mais aussi, dans une partie bien séparée, l’étole de soie de Prudenzia sa grande écharpe de Damas à ramages rouge et or un bel éventail de soie une dague ornée d’un modillon à tête de Méduse, cadeau de mon parrain, Mgr. Offredo de Offredis, nonce papal à Florence et à Venise.

Ma figurati ! mia cara ! Il y a du beau linge dans ta famille ! As-tu assez de place dans ta bouche pour rouler ce Mgr. Offredo de Offredis ? Tu m’expliqueras ce qu’est un nonce papal, hein ! Nonce nonce nonce ? Cesse donc de m’interrompre. Nuntius !  Un messager, si tu préfères.  Apostolique, bien sûr ! Oui, cela va de soi. Apostolique. Catholique. Papal. Ecclésiastique. Et des bijoux, beaucoup de bijoux. Des gouttes d’eau dans leur écrin de velours des colliers de perles fines des plumes pour retenir les cheveux des peignes des brocarts des broches.

Et le plus précieux, j’allais l’oublier ! Le miroir de Prudenzia, un miroir en bronze, tout incrusté de pierreries. Et puis, un galet rond et lisse que mon père avait rapporté d’un de ses voyages. À son retour, il l’avait déposé dans le creux de ma main en me disant d’en prendre soin et de ne jamais m’en séparer. Il est là, couché entre les broderies et les dentelles. Il m’accompagne et je tiens à lui avec la même ferveur que les autres objets que je serre dans mon cassone. Chacun d’eux possède sa force son secret et je prends de chacun un soin égal.

 Faustina est éblouie. Elle veut tout voir. Elle déplie les étoles les passe sur ses épaules s’admire dans le miroir qu’elle a découvert entre les étoffes. Elle se saisit de l’éventail, le déplie, fait mine de disparaître derrière ses plis. L’éventail de Prudenzia ! Je veux le lui arracher. Elle me nargue, court à travers la pièce, tourne autour du fauteuil, se cache derrière la tenture. Je lui cours derrière. Elle se rend. S’évente une dernière fois. Me remet l’éventail. Je le caresse en le repliant. Prudenzia s’efface, rejoint le royaume des ombres d’où Faustina l’a un instant tiré. Ensemble nous remettons chaque chose à sa place. Je referme le coffre. Je peux lui montrer les croquis que je tiens derrière le paravent qui sépare le réduit de la ruelle de mon lit. Elle s’exclame, admirative, disant qu’elle n’a jamais rien vu d’aussi beau. Elle veut que je la prenne pour modèle. Ensemble nous passons des heures à rire de tout et de rien. J’étais heureuse, Isolda. J’avais enfin une amie. Je n’étais plus seule livrée à moi-même. Tenue à l’écart du monde par un père atrabilaire jaloux de mes fréquentations, soupçonneux et colère dès qu’il apercevait l’ombre d’une barbiche ou un pourpoint de galant s’approcher de moi. Et puis il y avait Tuzia. En quelques jours mon père l’avait adoptée. Tuzia me servirait de pigionante. Elle serait pour moi le chaperon idéal de mes déplacements.  En outre, elle m’aiderait aux soins du ménage et du linge. Elle confectionnerait pour notre famille des plats délicieux. Mon père était ravi. À ce point ravi qu’il fut décidé que nous déménagerions et que nous irions habiter via della Croce. Et que Tuzia et sa petite famille logeraient dans l’appartement au-dessus du nôtre. Ainsi fut fait. Orazio se félicitait d’avoir pris cette décision. L’atelier était spacieux. Lumineux. Tuzia montait et descendait à longueur de journée. Chacun avait repris son travail dans la bonne humeur. Tout allait pour le mieux. Jusqu’au jour où je surpris le regard voluptueux de Cosimo Quorli au moment où Tuzia fit surgir de sa guimpe le sein rond et gonflé qu’elle destinait à son enfant. Je compris alors que Tuzia plaisait. Elle ne ferait pas long feu dans le rôle unique de mère de famille vouée à la maternité et à la domesticité. Elle était avenante et ses formes girondes attisaient le désir des hommes. Je compris aussi très vite que Tuzia ne se contenterait pas de me chaperonner et de me servir de sage garde-du-corps.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     À SUIVRE ...

                               

Un Cassone : source