Véronique Gentil / On construit des maisons mais on ne les finit pas

Publié le 04 janvier 2022 par Angèle Paoli

-Attributs des Architectes-, nature morte de Jean Siméon Chardin, 1725-1727, Musée d'art de l'université de Princeton

Si l'on suit le sentier rouge...

On construit des maisons mais on ne les finit pas. Marqué par l'incomplétude et l'arrêt, le titre choisi par Véronique Gentil pour son dernier recueil tient le lecteur en suspens face aux pages qu'il s'apprête à lire. Les textes qui le composent - entre prose et poésie pour la forme mais d'une poésie sensitive dans les images singulières qui la caractérisent, les étranges adresses qui ponctuent deux des trois sections du recueil - semblent confirmer cette impression première et très vite l'on se demande en quelle carte du Tendre la poète va tracer son chemin d'écriture. La réponse première apparaît dès la fin du premier poème : c'est dans le " Perdu ", " semé " par l'homme, que le lecteur va cheminer. Une perte dont il est parfois difficile de se consoler tant elle hante l'âme entière.

Ainsi de cet aveu élégiaque où perce la mélancolie de l'étreinte :

" Si je pleure quand passent les grues c'est peut-être sur moi que je pleure, de n'avoir pas osé devant le ciel ouvrir ma poitrine ni comprendre que leur cri n'est pas un salut mais un cri pour elles-mêmes - me tenir seule. "

Le lecteur pressent cependant que sous l'apparence de la disparition se cache le secret de toute vie. Dès lors, une interrogation s'immisce dans le paysage et plane sur les choses qui le constituent. Comment remédier à ce qui a été interrompu ? Comment retrouver la trame unifiée du temps ? Comment renouer avec le courant qui reliait les êtres aux choses, et les vivants aux morts ? " Comment sans discontinuer entretenir la vie " ? Impalpable, invisible souvent, discret et silencieux, ce courant mystérieux se manifeste pourtant. Ainsi en est-il encore à certains moments du jour :

" Au début de la nuit tout s'étreint, les arbres, les ombres, les pensées sont un courant qui passe d'arbre en arbre, d'ombre à ombre, de maison à maison, d'un être à un autre être... "

Ou de certaines circonstances.

" Comme on se ressemblait, lui et moi, vers le soir, en attendant, l'œil fou et rempli de métal posé sur l'air, rien, comme s'il faisait déjà nuit ". Écrit Véronique Gentil à propos de sa rencontre pétrifiante avec le lièvre.

De même la poète s'étonne-t-elle de la symbiose parfaite des bêtes avec leur environnement, de leur parfaite adéquation naturelle lorsqu'" une harde de bêtes... fait une apparition dans la lumière du soir, ne formant qu'un élément unique et terreux, comme un corps extrait du sol, plein de raideur et d'adresse, sombre, destiné aux boues et au retournement des forêts. "

Ainsi, la poète en recherche, se coule-t-elle dans l'écoute attentive de ce qui peut encore recréer l'unité perdue. Une unité que seule possède encore la nature sauvage, qu'elle soit florale ou animale. C'est en elle qu'elle puise son regain de vigueur, son énergie et son intuition créatrice. Le poème consacré à la rencontre du renard en est l'expérience parfaite, absolue. Admirable poème métonymique réparti sur cinq phrases dans lequel le renard est supplanté par la puissance évocatrice de sa couleur. " Je fus regardée par la couleur ".

Il suffit parfois de peu de choses pour recoudre ensemble les morceaux séparés par la déchirure et peut-être pour que le texte prenne place sur la page. Suivant la pensée de Rilke cité en exergue - :

" [...] et nous n'avons au fond qu'à être là, mais simplement, instamment, comme la terre est là, disant oui aux saisons, claire et sombre et toute dans l'espace... "

-, Véronique Gentil se penche sur tout cet infime qui se cache au cœur des choses, à l'écoute de ce qui vit " d'une vie à l'arrière ", de tout ce qui " aimante ". Depuis " le syrphe aux ailes de verre " ou les phasmes dont " la vie ne se voit pas " jusqu'aux champignons que l'on dit parasitaires parce qu'ils colonisent les troncs des arbres mais qui derrière les images de putréfaction participent de la vie. Car, selon le regard que pose Véronique Gentil sur les êtres qui forment son paysage - environnemental et intérieur -, sensible à tous ces menus organismes quelque peu méprisés ou occultés, toute vie procède d'une mort antérieure et cette mort est nécessaire pour que renaisse la vie. Tout procède ainsi de cette " intimité " qui lie les " langues-de-bœuf et les oreilles-des-morts " aux troncs des chênes, et la vie à la mort ou l'inverse ; tout dans cette proximité impalpable contribue à une renaissance. Et palpite, en sourdine. Même le plus sombre :

" Et bien qu'à l'automne il y eût des odeurs de tombe, de feuilles périssant sous la pluie, les noirs étaient vivants ".

Ici se noue le paradoxe qui anime tout être et toute vie. Un paradoxe qui n'exclut pas une certaine radicalité mais qui s'enracine pourtant dans le désir en quête de lien :

" Maintenant il faut une percée (ou ce sera cesser de vivre) - il faut quelque chose comme un couteau, la pluie, qui vienne grossir les rus et trancher les cordes, pour que soient à nouveau réunis le cerf et sa forêt, un champ partagé en son milieu, le cœur et le corps d'un homme. "

Nul ne s'étonnera de croiser en chemin les natures " mortes " du peintre Chardin à qui Véronique Gentil consacre un poème - : " Quand je regarde les tableaux de Chardin... " - et qui conclut par ces mots :

" Et j'ai beau voir, m'asseoir, j'ignore comment dans ce temps

mort tant de présence et tant de vie auront été précipitées. "

Il en va de même de la solitude qui seule met l'oreille aux aguets de mondes multiples et minuscules que ne peuvent percevoir que ceux qui se retirent de l'agitation courante. Au divertissement bruyant auquel s'adonne nombre de vivants, le marcheur préfère la solitude plus propice à saisir " les sons d'une vie à l'arrière et il prie pour que cette vie ne soit pas chose qui s'attend mais chose qui aimante " ...

C'est que la vie persiste. Malgré nous. Indépendante de nos volontés. De notre indifférence. De notre insouciance. Ou de notre ignorance. La poète éprouve toute la difficulté qu'il y a à vivre cette exclusion et à renouer avec l'essence même de la vie :

" Le soleil grandissait, une forme de mélancolie, les choses respiraient en dehors des hommes et je sentais combien le miracle des rencontres est si peu élastique. "

Il arrive souvent qu'habitués que nous sommes aux paysages et aux horizons, nos perceptions s'émoussent jusqu'à sombrer dans le sommeil. " Perdues ", les voix absentes demeurent insaisissables. Les choses pourtant sont là, qui se meuvent à notre insu jusqu'au moment où nous sortons de notre hibernation. Alors, pour renouer le fil qui va des vivants aux morts, " il faut chercher une hauteur où les choses adviennent, où elles vivent leur vie singulière et sauvage, se laisser saisir par leur présence, par leur matière et vers lesquelles pousser nos sphères cordiales devient un devoir. " Seule cette hauteur de vue permet " d'approcher la nuit de celui qui se penche sur nous, de n'en écarter ni le lisse ni le rugueux, mais de tout prendre. "

Il en va de même de l'écriture. Mystérieuse, secrète comme le sont les invisibles, qui surgit soudain pour former " une arborescence de noir ". Alors même qu'au commencement, loin en amont, il n'y avait que du silence et de l'insu. Qu'est-ce qui a présidé à la mise en mots, quelle volonté, d'où venue, s'épanche sur la page ?

Sans doute cette nécessité à dire, à recréer le lien avec le monde d'ici, celui-là même qui nous est immédiat et que nous nous obstinons à reléguer aux fins fonds de nos mémoires.

" Si l'on suit le sentier rouge, n'étant plus que marche, pensée, flux, la vie reparaît, ni tournée vers l'arrière ni vers les lointains. " Tout reprend dès lors sa place et contribue à renouer avec l'unité perdue tant admirée dans les toiles de Chardin :

" Le matin quand l'eau vit de sa vie métallique au fond de la bouilloire, qu'elle siffle à l'oreille de celui qui dort encore debout (les rêves de la nuit sont déjà vieux, des sabots laissent sur la route des sons de pluie), que tout semble uni, appeler et répondre, l'odeur du café, le tilleul qui prend toute la fenêtre, je me demande comment j'ai pu hier regretter d'être en vie. "

Voir sur TdF → poésie d'un jour de Véronique Gentil