15h : Bien que peu motivé, je retrouve mes pinceaux : je m’étais promis de faire des essais couleurs sur des motifs improvisés au cours du soir et de faire un dessin inspiré du motif du linoléum de mes toilettes, où j’ai la conviction de voir le profil de Chirac ! De l’Elysée aux chiottes d’un logement social, voilà enfin une trajectoire vraiment digne d’un politicien véreux ! Plus sérieusement, je me surprends presque à éprouver du plaisir à barbouiller le papier d’encres de couleurs : il y en a qui se prendraient pour des peintres pour moins que ça ! Je m’en garderai bien, je ne suis pas pressé d’entrer au musée !
Lundi 3 décembre
10h30 : Brève sortie pour acheter du matériel ; j’en profite pour passer au Vival, histoire de prendre un peu d’avance sur l’approvisionnement en nourriture : il n’y a pas d’autre client, il n’y a qu’une employée qui, dès qu’elle me croise, relève son masque qu’elle avait baissé ; je suis à deux doigts de lui dire qu’elle ne doit pas se sentir obligée de prendre cette précaution pour moi et que je ne risque pas de la dénoncer, mais j’ai la flemme de lui expliquer que je n’ai pas peur du Covid : c’est un coup à être pris pour une bête curieuse…
22h30 : Autre nouvelle : la mort d’Igor Bogdanoff, six jours après celle de son frère Grichka. Ils n’avaient pas voulu se faire vacciner, ils ont chopé le Covid-19, ils en sont morts : toute la connerie du mouvement antivax est résumée dans ces trois propositions juxtaposées ! Je me souviens qu’au cours d’un séjour à Metz, mon hôtesse m’avait demandé s’il fallait considérer les Bogdanoff comme des génies ou comme des crétins ; aujourd’hui, elle a la réponse ! C’est con, quand même : ils ont tout de même fait de bonnes émissions qui ont sûrement incité beaucoup de téléspectateurs à la curiosité scientifique ! Je sais que les cordonniers sont les plus mal chaussées, mais de là à connaître une fin aussi risible…
18h : Après un lever tardif, j’ai tout de même réussi à écrire en entier mon « Voyage en Normalaisie », texte destiné à une conférence sur l’autisme qui devrait avoir lieu en janvier prochain : mon idée est de renverser la perspective ordinaire, de mettre en avant toutes les bizarreries et les incohérences de la vie des gens qui se disent « normaux » et d’inviter ainsi ces derniers à se dire que ce n’est peut-être pas moi, l’autiste Asperger, le plus « bizarre »… Je suis assez content de cet écrit dans lequel je fais montre de recul sur la société occidentale, je me surprends à me prendre pour Montesquieu écrivant les Lettres persanes ! C’est triste à dire, mais j’y prends presque plus de plaisir qu’à fêter Noël et le Jour de l’an : le simple fait que je m’épanouisse dans la création achève de me mettre à l’abri d’être une individu « normal »… Tant mieux !
Mercredi 5 janvier
18h : Au terme d’une journée où j’ai bouclé le « Voyage en Normalaisie » après relecture, j’arrive de justesse au cours du soir où notre professeur nous fait des exercices à la gouache. Les autres élèves s’étonnent de ma maîtrise de cette matière, ils doivent s’imaginer que je suis à l’aise, que face à ma feuille, je ne suis plus qu’un pur esprit prolongé par un pinceau… Bien sûr, mon impression est toute autre : je renverse mon godet d’eau, je trempe la manche dans la peinture, je fais des tâches… Le résultat final impressionne, la prof parle d’une ambiance « coucher de soleil », mais je n’ai en tête que ma gène d’avoir maculé une manche de ma marinière alors que j’ai prévu de participer à une scène ouverte tout de suite après le cours. On ne se rend jamais compte, quand on regarde une œuvre d’art, de tous les efforts, de tous les doutes, de toutes les peurs qu’elle a coûté à l’artiste ! Les cinéastes ont de la chance, même les plus fauchés peuvent produire des « making-of » de leurs productions qui et donner ainsi au public une idée de la somme de travail démentielle que nécessite parfois une seule minute de film ! Mais nous, les gribouilleurs, qu’est-ce que nous pouvons montrer au public du processus aboutissant à l’œuvre finale ? Je ne vais quand même pas me faire filmer en permanence dans mon atelier : outre le fait que ce serait contraire à mes principes de respect de la vie privée (je dois bien être le dernier à avoir de tels principe, je sais), la vidéo ne serait pas très spectaculaire… Alors je me promets de ne plus mettre à la poubelle mes croquis préparatoires : ce sera mieux que rien pour que le public se rende compte que faire du dessin ou de la peinture, c’est un VRAI travail !
21h : Scène ouverte au Café de la plage, Place Guérin. Le public est tenu de rester assis, contexte sanitaire oblige : je me désole de voir la rock’n’roll attitude reculer face à une maladie dont on peut guérir en deux semaines, mais je n’oublie pas qu’il y a un à la même époque, je n’aurais même pas pu sortir à cette heure-ci, encore moins dans un bistrot ! Alors je passe outre en espérant que des jours meilleurs arriveront enfin cette année… Quand vient mon tour, j’interprète trois de mes slams les plus récents puis je m’apprête à laisser la place, mais le public me réclame « Tout commence en Finsitère » que j’avais interprété le mois dernier : c’est la première fois, depuis que je fais du slam, que l’assistance me demande de rejouer un texte ! Toutes proportions gardées, je comprends ce que doivent ressentir les chanteurs reconnus auxquels leurs fans réclament un de leurs grands succès… Peu après, une jeune chanteuse, étudiante dans le civil, passe sur scène à son tour et célèbre la fin des partiels en interprétant « Foutez-nous la paix », un chanson qui dénonce toutes les exhortations que la société adresse aux femmes. Avant de partir, je félicite la jeune femme pour son ton vindicatif : elle m’adresse le même compliment en retour. Je suis en train de me construire un cercle de fans, mine de rien !
14h30 : La journée est déjà faste : les bénévoles d’Emmaüs sont enfin venus retirer les fringues dont je voulais me débarrasser, j’ai reçu une lettre du Mexique envoyée par mon directeur de thèse et une chercheuse me sollicite pour annoncer dans Côté Brest un colloque qu’elle organise : dois-je en conclure que la chance revient enfin et que l’année 2022 me sera favorable ?
19h : Ne sachant pas trop quoi faire, je finis d’écrire mon trente-deuxième texte de chanson, un résumé versifié de mon « Voyage en Normalaise ». J’ai encore neuf autres projets de chansons à rédiger, si j’arrive à les écrire, j’en aurai une quarantaine ! C’est bien le diable si je ne trouve pas un jour un(e) chanteur(euse) qui accepterait d’en interpréter quelques-unes. Je rêve d’un jour signer un disque entier voire organiser un spectacle où je ferais les transitions… A 33 ans, je n’arrive pas à renoncer à mes rêves d’adolescents ! Je ne suis vraiment pas normal !
Vendredi 7 janvier
10h30 : Cette date du 7 janvier me rappelle de bien tristes souvenirs, mais je sors quand même faire mon marché. Chemin faisant, je vois la « une » du Franc-tireur consacrée notamment au livre Les bouffons de la haine dans lequel Thomas NLend revient sur son expérience d’infiltration de la « fachosphère » : j’ai décidément mal jugé ce magazine en le mettant dans le même sac à merde que Causeur ou Valeurs actuelles ; il y a quand même une formule qui m’intrigue : le journal annonce qu’il propose les « bonnes pages » du livre ! Dois-je en conclure qu’il y en aurait de mauvaises et que l’ouvrage ne serait digne d’intérêt dans son entièreté ? C’est une drôle de façon de promouvoir un livre, convenons-en… Sur la place du marché, des militants du parti communiste français distribuent des tracts dénonçant la tenue annoncée à Brest de je ne sais plus quel sommet international : je lis le tract en diagonale, suffisamment attentivement néanmoins pour comprendre qu’il y est question de paix dans le monde, de juste répartition des richesses… Et oui, il y a encore des gens qui luttent pour ces idées, mais ça se raréfie : je parie que ces deux militants ne seront pas longs à se faire rabrouer par des beaufs qui leur reprocheront de mettre en péril l’emploi dans l’armement…
14h : Après une certaine hésitation, je me décide finalement à faire ce que je n’avais plus fait depuis quelques mois : réaliser une planche de bande dessinée. Comme souvent, le plus dur est de faire le premier pas. Après,ça vient tout seul… Ou presque ! La route qui mène à la découverte de la « bonne » image est jalonnée de revirements et de renoncements ! La planche que je prépare se résume à trois images en plan fixe, avec six personnages dans un salon ; contrairement à ce que l’on pourrait spontanément s’imaginer, ce genre de page est souvent ce qu’il y a de plus pénible à réaliser, justement parce qu’il faut dessiner plusieurs fois la même chose en prenant soin à ce que toutes les images se ressemblent à peu près, ce qui est tout de même fastidieux : il est incomparablement plus motivant de faire des plans variés avec des personnages en mouvement… Heureusement, j’ai ma coccinelle de Gotlib à moi, le hérisson qui peut se balader d’un coin à l’autre de la case quand tous les autres personnages restent statiques : un défouloir bienvenu ! A la fin de la journée, mon crayonné est déjà prêt, « ya-pu-ka » passer à l’encre… Je dessine plus vite que je ne le pense, mais j’ai tellement peur de me planter que je perds un temps fou à décider de me mettre au travail ! C’est sûrement plus courant qu’on ne le pense, dans le métier…