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Michèle Finck / La ballade des hommes-nuages, lecture d'Angèle Paoli

Publié le 07 février 2022 par Angèle Paoli

Michèle Finck, La Ballade des hommes -nuages, Arfuyen 2022, Lecture d'Angèle Paoli

Michèle Finck / La ballade des hommes-nuages, lecture d'Angèle Paoli

Arnold Schönberg, Partition pour Un survivant de Varsovie, Chema Israël

Le grand poème-partition de Michèle Finck

La poésie de Michèle Finck est poésie-polyphonie. Et ce, à plus d'un titre. Elle l'est par essence car la poète strasbourgeoise, mélomane et musicienne, accorde dans son œuvre - comme aussi, dans sa vie - une place privilégiée à la musique. Parce que la poète fait dialoguer entre elles toutes les formes d'écriture. Prose poétique ayant trait au conte (dont " le rituel talismanique " de la lecture revient à la mère au coucher de l'enfant) ; poèmes éclatés, qui s'amenuisent au fil des mots ; poèmes prestigieux proches de l'épopée. Parce que les voix qu'elle fait surgir dans ses poèmes trouvent leur écho dans toutes les formes d'art. Poésie musique cinéma peinture. Et sans doute aussi vidéo-art. Danse. Un " salto du style ", pour " dire ce que c'est / Être vivant. "

Il en est ainsi du foisonnant et bouleversant recueil publié chez Arfuyen sous le titre Avec le mot " ballade ", Michèle Finck inscrit d'emblée le recueil dans la tradition poétique médiévale (
La Ballade des hommes-nuages.
La Ballade du temps jadis, François Villon) ainsi que dans la poésie " dansée " provençale. Annonciatrice de refrains ou de reprises, la musique est présente dans le titre. Elle l'est aussi par le choix du tableau proposé pour la première de couverture : un Tableau-Partition (1998) du peintre Laury Aime, à la troublante et fluctuante identité. Cependant, la présence des " hommes-nuages ", pour lesquels aucune référence particulière ne s'impose à ma mémoire, garantit le questionnement et le mystère. La poésie. Il faudra patienter et avancer dans les orchestrations labyrinthiques du recueil pour lever le voile sur ce que garde de secret ce nouveau tableau qui rejoint le grand œuvre poético-musical de la poète et forme avec lui une éblouissante composition. L'Ouïe éblouie, Balbuciendo, La Troisième main, Connaissance par les larmes, Sur un piano de paille. Variations Goldberg avec cri.

La composition de La Ballade des hommes-nuages est donc partition. Partition à cinq temps dont les trois plus importants donnent à l'ensemble son mouvement (peut-être sa chorégraphie) : " Anabase " (Descente)/ " Catabase " (Montée) / " Catanabase " (alternance simultanée ou fusion des deux mouvements opposés). C'est sans doute la troisième section, plus brève mais musicalement essentielle - " Ce que murmure la mer " - qui fait la jonction (entre Anabase/Catabase et Catanabase).

Intitulée " Suite nuages " la cinquième section, musicale elle aussi, reprend une partie du titre. Le final du recueil- " Envoi " - est un chant religieux, un Miserere, pour " chœur a cappella " ; un appel à la Pitié :

" Pitié pour les hommes-nuages
Qui combattent effroi aux frontières
De la folie Humains Sont êtres humains
N'en faites pas des proscrits
Des Hors-la-vie "...

Les passerelles sont nombreuses qui conduisent d'une partition à l'autre. De " La Supplique au père mort " - "
Die Rose am Rhein " - au " Tu es venu enfin ! " lancé par le vieil Anchise à son fils Énée, du Virgile de l' Énéide à Paul Celan ou à George Trakl, tous deux poètes morts de mort violente ; de l' Autoportrait de Trakl à l' Autoportrait de Schiele -

" Enceint de la mort de toutes les vulves
Écorchées de ses couleurs " -

au Wozzeck d'Alban Berg,

" Tourmenté par des couteaux acoustiques " ;

de " l'expressionisme acoustique " de Wozzeck à la Figure avec viande de Francis Bacon. De l'obsession d'Alban Berg à synthétiser la grande forme de son œuvre en un assemblage de petites formes tout en préservant la clarté de l'ensemble - sa quête de l'extrême dépouillement - au souci d'Arnold Schönberg de préserver la " récitation rythmée " de son opéra jusqu' à l'obsession du " chancellement " musical qui le hante dans son Quatuor à cordes n° 2 opus 10.
" Il désapprend : l'acquis. Désire : l'inné. "

De l'oratorio de Schönberg, Un survivant de Varsovie au Pianiste de Roman Polanski, d'Ingmar Bergmann à Wim Wenders, de Persona à Pina Bausch, en passant du Moïse et Aaron et de L'Échelle de Jacob de Schönberg au Wozzeck d'Alban Berg ou au Lied opus 8 d'Anton Webern. La poésie, dans ces grands tableaux peut se lire comme une partition à part entière. Partition où alternent des sortes de didascalies musicales et l'Histoire. Celle de la Shoah notamment dans le duo Polanski /Schönberg.


" Oratorio écouté à deux. Écoute
Ensemble différente d'écoute solitaire.
Partagée musique grandit amour.
Oratorio dense. Atonal. Dédié à
L'Holocauste. Garde Histoire
Vivante. Garde vivants
Les morts... " (p.215)

Ces grands tableaux magistraux sont insérés - ouverture et fermeture - entre les
Sprechgesang, chants parlés, déclamés d'après les intonations de la parole. " Récitation rythmée " que pratiquaient dans leurs opéras les compositeurs de l'École de Vienne du XX e siècle. Schönberg / Berg/ Webern. Ils alternent aussi, dans " Catabase " et " Anabase " avec la ponctuation récurrente des textes très brefs de " Carnet d'hôpital ", le plus souvent un " soliloque ".

Ou encore la voix expéditive d'un médecin.

Michèle Finck / La ballade des hommes-nuages, lecture d'Angèle Paoli

Catacombe d'Aproniano, Le Songe de Jacob

Les peintres ne sont pas oubliés qui, au cours du temps, se sont laissés porter par Le Songe de Jacob. Depuis la fresque de la catacombe d'Aproniano de la Via Latina aux visions de William Blake ou de Chagall, en passant par les peintres Ribera ou Tiepolo. Le " Musée intérieur " de Michèle Finck est tout aussi vaste que sa mémoire musicale, lesquels interrogent de manière récurrente la problématique poétique posée dans le présent recueil :

la quête éperdue du mot manquant :

" O Wort, du Wort, das mir fehlt !"
Ô mot, toi Mot, qui me manques ! (Arnold Schönberg, Moïse et Aaron, Acte 2, fin)


Quel que soit le domaine exploré par la poète, quelle que soit la part de mémoire ou de sentiment qu'elle interroge sur la part de mutisme qui frappe chaque chose ou chaque être en ce monde, toujours s'impose cette évidence face à la force insistante du mal, toujours revient, pareil à un leitmotiv, cette interrogation autour du mot qui manque :

" Mais comment puis-je
Te "sauver" ? Comment trouver
Le mot qui manque
Le mot qui sauve ? "

Et avec ces interrogations- obsessions, celle qui leur est consubstantielle :

Ces questions sans réponse mettent la poète en chemin vers son livre :

" Ce livre : Requiem
Pour le mot qui manque ?
Partirai à sa recherche
Jusqu'à mon dernier os. " (p.35)

Écrire, alors, pour tenter de trouver ce mot qui toujours se dérobe.

" Voudrais trouver
Le mot pour que tu cesses de souffrir. "

Dans le long incipit qui ouvre le recueil, " Entaille dans l'intime ", la poète expose le pourquoi de ce recueil. Ce faisant elle accepte de " s'exposer ". De se libérer " des censures intérieures ". Ce qui lui permet aussi de définir son projet et la raison de ce projet :

" Ceci est mon journal-poème...
Autobiographie anonyme.
J'écris pour un homme qui a été
" Incarcéré" disait-il sous camisole
Chimique. " Traumatisé" par les hôpitaux
Psychiatriques. " Martyrisé".

Michèle Finck écrit " ce livre âpre abrupt ", véritable " cri d'amour " lancé à l'homme aimé. Om. "Ôz. L' autre face. Celle d'un " Homme-nuage", parmi tant d'autres. Mais unique parce que homme aimé. Lequel, rejeté de la société parce que rendu différent par la folie qui l'habite et le pousse à " transgresser les limites ", incarne toute la douleur de ceux qui, comme lui, subissent les violences des traitements psychiatriques.

La poète se fait " Wanderer ", " voyageuse " des ténèbres dans la descente verticale qui l'obsède. Elle erre, ombre parmi les ombres qui oscillent sur l'échelle de Jacob. Ce faisant, elle se heurte au mutisme du père tant aimé ; elle revisite ses origines, ses langues jumelles - la germanique la française - qui la travaillent de l'intérieur et à l'oreille " pierres angulaires de " sa " vie ". Sa quête trouve une part de réponse dans l'opéra d'Arnold Schönberg, Moïse et Aaron (1954), auquel il manque un acte. Dans son analyse de l'opéra " métaphysique " inachevé du compositeur viennois, la poète perçoit une correspondance entre sa propre histoire et celle que Schönberg a écrite. Entre son " père bégayant " et Moïse à qui Yahvé confie de parler au peuple hébreu afin de le faire sortir d'Égypte. Mais, si le patriarche de la Bible détient le message de Dieu, il s'avoue devant Yahvé " peu doué pour la parole ". Ainsi Dieu lui suggère-t-il de s'en remettre à son frère Aaron pour parler à sa place. Schönberg souligne dans son opéra l'antagonisme ontologique entre celui qui est porteur de la Pensée divine -Moïse- et celui qui est porteur de la Parole -Aaron. Entre Aaron qui veut mettre la Pensée de Dieu à la portée du peuple en lui offrant les images du Veau d'or et Moïse qui refuse les images en détruisant les Tables de la loi.

" Aaron peut-il être bouche parlante
De Moïse ? Pieds nus dans la nuit
Spirituelle s'affrontent Moïse et Aaron :
Baryton-basse et ténor lyrique.
Idée et bouche de l'idée. Esprit
Et matière. Pensée et parole.
Moïse. Pas parler. Pas parler.
Comme toi père bégayant ?
Musique verse tout son sang
Pour la vérité. Poésie aussi. " (41)

Dès lors " être poète " est une nécessité absolue, même si cette nécessité s'écrit entre parenthèses, qui ne peut s'exprimer que de manière à la fois syntaxiquement éclatée et suivie, par ellipses. Comme par tâtonnements. Pour dire l'urgence. Pour se concentrer sur l'essentiel.

De cette singulière et incessante quête de Vérité naît aussi cette autre vérité empruntée à Rilke:

"La non possession peut seule
Retenir l'autre. Le faire à l'infini renaître."

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M I C H È L E F I N C K

Michèle Finck / La ballade des hommes-nuages, lecture d'Angèle Paoli

Image, G.AdC
■ Michèle Finck
sur Terres de femmes
[Pier Paolo Pasolini, Mamma Roma] (poème extrait de Connaissance par les larmes)
Connaissance par les larmes (lecture d'AP)
La Troisième Main (lecture d'Isabelle Raviolo)
→ Pitié (poème extrait de L'Ouïe éblouie)
→ [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
Sur un piano de paille (lecture d'AP)
Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur le site des éditions Arfuyen) une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
→ (sur le site des éditions Arfuyen) une page sur La Troisième Main de Michèle Finck
→ (sur deezer.com) Shostakovich, Six poems of Marina Tsvetaeva op. 143a [dont 6. To Anna Akhmatova]
→ (sur Terres de femmes) Marina Tsvétaïeva | J'aimerais vivre avec vous (poème extrait de " Pour Akhmatova ")


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