Magazine Journal intime

Que sont-ils devenus ? (oui, que ?)

Publié le 06 août 2008 par Ali Devine

Idriss. Au bled

La vérité, comment je me fais iéch… Rien, y’a rien à faire ici… Ma parole d’honneur, quand j’ai un taf, jviens plus ici. Si les cousins y veulent me voir, y zauront qu’à venir à Staincy. Putain, pis jcomprends rien à c’qu’y disent. Comment y faut leur dire que jparle pas l’arabe ! Et pépé qui veut que jfasse mes cinq prières par jour en plus, non mais y croit qujai rien d’autre à foutre ou quoi ? Y met trop la pression, c’est carrément la hagra mon frère. Non mais lui depuis qu’il est hadj, y s’y croit trop, y veut qumaman elle mette le voile même là bas, eh mais y croit qu’on vit chez Ben Laden ou quoi ? Heureusement qu’on a les chaînes françaises avec la parabole, sinon jsais vraiment pas cque jferais. Plus que trois jours avant Rennes-Marseille. Je mdemande si Cissé y va quitter l’OM. Tiens si je demandais à Mustafa de me faire la coiffure à Cissé, ça serait marrant, pis jpourrais la montrer aux autres en rvenant à la cité. Et jlui demanderais si y peut pas avoir le nouveau maillot de Marseille, y déchire trop, là, avec les losanges ou jsais pas quoi. ‘Vingt euros’, jlui dirais comme ça, et lui y m’dira ‘Oh cousin, pour vingt euros jpeux aussi t’avoir ses tatouages, à Cissé…’ Putain, pis cette chaleur, y fait au moins 80 degrés à l’ombre, c’est pas possible, y l’ont mis trop près du soleil, le bled… Sérieux, Ismaïl y faisait style il était trop triste de pas venir cette année, mais y sait pas la chance qu’il a, cbâtard. Tiens jvais leur demander ttal’heure s’y veulent bien me descendre en ville, j’irai au taxiphone, y zont MSN, et Ismaïl il est toujours connecté le soir à cause qu’y va sur des sites de cul, lfils de pute, si sa mère elle savait ça y sferait démonter, sur le Coran, pis jlui enverrai un message ‘wesh comen c tro bi1 ici lol !!!!! algerie en force !!!! comen tu va ds ta 6T bolosse ??? bi1 ou quoi ????’ Et jlui mettrai un lien vers un site gay. Enfin c’est un peu chaud si les autres me voient, jme frais marave mais bien. Putain on peut rien faire ici. 

Que sont-ils devenus ? (oui, que ?)

Msieu Malzieu. En Auvergne
-Alors, t’as vu comme c’est beau le plateau de Millevaches ?
-Ah ouais, c’est trop trop beau, mais là il faut qu’on arrête un peu, je suis morte. Y’a encore un peu d’eau, dans ta gourde ?
-Oui, oui, je l’ai remplie à la petite rivière, tout à l’heure.

-Eh mais qu’est-ce qui te dit qu’elle est potable ?

-Ben moi j’en ai bu, je suis pas mort.

-Ouais ben si j’étais toi je chanterais pas victoire, les infections bactériennes ça met un certain temps à se déclarer, c’est super chiant et dans certains cas c’est même fatal.

-Ecoute, regarde cette nature, cette pureté…

-Mais qui te dit qu’en amont les mille vaches ne sont pas en train de pisser au bord du ruisseau ? Hein ?

-Bon, de toutes façons j’ai rien d’autre à boire. T’en veux, oui ou non ?

-Ecoute, je vais te donner une preuve d’amour supplémentaire en mouillant mes lèvres avec ton poison. Comme ça, on souffrira côte à côte dans le même hôpital, on mourra ensemble, et tous nos amis pleureront. Ché bello !

-Oh, regarde ce papillon ! C’est… c’est un Tabac d’Espagne, je crois. Ça devient de plus en plus rare !

-Marveilleux. Dis, on a encore combien de marche avant d’être revenu à la voiture ?

-Ben je sais pas, je dirais… deux heures et demie, trois heures. Pourquoi, tu t’embêtes ?

-Euh, non non, c’est juste que je commence à avoir un peu mal aux pieds.

-Ah bah ça, évidemment, je t’avais bien dit que les Converse c’est pas adapté à la rando. Mais bon, c’est pas grave, demain on ira t’acheter une paire de vraies bonnes chaussures.

-Euh, en fait demain je peux pas, je… je dois me préparer psychologiquement au prime de Secret story.

-Ah. On fera ça une autre fois alors. –Tu sais, je me demande souvent comment mes élèves réagiraient au milieu d’un paysage comme celui-là.

-Mais c’est pas possible. Ils t’ont fait chier de septembre à juin, tu peux pas les oublier pendant deux mois ?

-Non je dis ça parce que je me suis souvent dit que s’ils étaient tellement agressifs, tellement durs, ça tenait beaucoup au contexte. Sors-les de leurs cités, fais-leur respirer le bon air, montre-leur de belles choses comme celles-ci, et je crois que tu obtiens des êtres humains complètement différents.

-Bah, si tu les emmenais ici ils se plaindraient sans doute que tu les obliges à marcher, qu’ils s’ennuient, que ça pue la bouse, etc. Il s’en trouverait sûrement un pour choper ton papillon et lui arracher les ailes. Et les deux ou trois bizarroïdes qui aimeraient vraiment ce paysage n’oseraient sans doute pas le dire, parce qu’ils auraient peur de passer pour des bouffons. Je crois que tu les idéalises un peu. Sauf si tu rêves de les prendre au berceau et de faire leur éducation à la place de leurs parents, mais là je te préviens, ça sera sans moi. Et on a déjà eu cette conversation vingt-six mille fois, mais je te le répète : change de métier !

-Mais pourquoi ? J’aime bien être prof, moi. Et je dirais même que j’en suis fier.

-T’es fier que des morveux t’envoient des boulettes de papier sur la tronche ?

-Non, je suis fier d’être devenu prof de maths alors que ma mère fait des ménages et que j’ai pas connu mon père. Ça t’échappe complètement, ce genre de choses, mais pour moi ça veut dire beaucoup.

-Il jouait du piano debout / C’est peut-être un détail pour vous / Mais pour moi ça veut dire beaucoup…

-Allez vas-y, fous-toi de ma gueule. Bourgeoise.

-Ecoute ! Excuse-moi si je t’ai blessé, mais parce que je t’aime, je veux te dire que tu vaux mieux que ça. Tu perds ton temps, Adrien ! D’ailleurs tu es le premier à le dire quand tu me racontes tes journées de travail au téléphone ! Si t’étais prof, je dirais rien, mais là c’est pas du professorat ce que tu fais, c’est… je vais pas dire le mot auquel je pense pour pas te vexer, mais bon. Eh puis franchement, arriver jusqu’à bac + 4, travailler dans des conditions aussi pourries, et gagner 1450 euros par mois, franchement je trouve que c’est du foutage de gueule complet.

-Ouah, y’a que l’argent qui compte, pour toi.

-Non, y’a pas que l’argent qui compte, mais ça compte, et pas qu’un peu ! Je te rappelle que j’ai encore trois années d’études au minimum. Comment tu veux qu’on vive d’ici à ma première paie ? Avec l’argent de mes parents que tu peux pas blairer ? Parce que sinon, je vois pas trop.

-Et alors, d’après toi, si je change de boulot, qu’est-ce que je peux faire d’autre ? A part aider ma mère, je veux dire.

-Va bosser avec mon frère.

-Arrête de me charrier.

-Je ne te charrie pas du tout. J’en ai parlé avec lui hier et il est tout à fait partant pour t’engager.

-Mais j’y connais rien, moi, à son business.

-Il est aussi d’accord pour te former. Tu t’es toujours démerdé sans aucune aide, tu as décroché ton CAPES à 21 ans et tu viens de survivre deux ans aux collégiens du neuf cube. Ça lui inspire du respect. Il a confiance en toi.

-Je sais pas. Je sais pas. T’as bien choisi ton moment pour me le dire, dis donc.

-Et puis si ça se passe bien, et y’a pas de raisons que ça se passe autrement, tu peux me croire, t’auras pas du tout le même salaire. On pourra s’installer ensemble dans un appart’ confortable, au lieu de crécher toi dans un studio tout pourri et moi dans une chambre d’étudiante. On pourra partir en vacances au Brésil plutôt qu’à Vacheland. On se mariera et je te ferai des enfants ! D’ailleurs on pourrait s’y mettre tout de suite, qu’est-ce que t’en dis ?

-Mais qu’est-ce que tu racontes ? C’est le manque d’oxygène ou quoi ?

-Mais non, regarde, y’a personne à l’horizon et la mousse est toute douce. Allez, viens !


Que sont-ils devenus ? (oui, que ?)

Ganeshkumaar. A la mer

Grâce à la mairie nous sommes allés à Pénestin, en Bretagne, à l’ouest de la France, dans le département du Morbihan. Mon père m’a dit en français : ‘Profites-en bien, on ne pourra pas te le payer tous les ans.’ A Pénestin il y a un village, un port et de jolies plages. Les autres enfants sont plutôt gentils, il y a quelques élèves de mon collège. Mais j’ai un peu de mal à parler avec eux parce qu’ils jouent beaucoup avec leurs Nintendo ou leurs portables ; comme je n’ai ni l’un ni l’autre, on n’a pas trop de sujets de conversation. Le dernier jour, on a visité la ville de Nantes, avec le château d’Anne de Bretagne, on n’était que deux à écouter le guide –moi et Mélissa, une fille de l’autre collège de Staincy. C’était mieux quand on est allé à la mer, là tout le monde s’amusait, on s’est baigné, on a joué au bitche soqueure et à la fin on a fait un château de sable géant, moi j’ai voulu faire des créneaux comme sur celui d’Anne de Bretagne mais ils m’ont dit ‘Vas-y, laisse tomber’. Mais je me suis rattrapé après quand j’ai proposé de mettre des coquillages pour faire comme des blasons, et je leur ai même expliqué ce que c’était des blasons, mais le mono m’a dit ‘Ganesh, on est pas à l’école là, tu peux te détendre’, mais je n’ai pas très bien compris parce que moi en fait j’étais détendu. Et ensuite je suis allé dans les rochers avec Mélissa, on a regardé les petits crabes, les anémones de mer. Je lui ai expliqué que les anémones c’est des animaux, pas des plantes, et elle m’a demandé comment je pouvais savoir autant de choses et si je voulais sortir avec elle ; je lui ai dit que j’avais lu un livre sur les littoraux et que j’allais réfléchir. Ensuite on est remonté de la plage et avant le dîner les moniteurs nous ont dit qu’on avait quartier libre pendant une heure. On ne savait pas trop quoi faire mais Donovan et Mounia nous ont dit ‘Venez avec nous, on a trouvé un endroit génial’. En fait c’était un bunker de la deuxième guerre mondiale très bien conservé, sauf qu’à l’intérieur il y avait des tags et plein de saletés par terre. J’ai commencé à leur expliquer ce que c’était, un bunker, et Donovan voulait qu’on joue à tirer sur les Américains qui débarquaient (les filles voulaient sortir parce qu’elles avaient vu un vieux préservatif par terre). Mais là il y a deux jeunes qui sont arrivés, je crois que c’était des habitants de Pénestin et ils nous ont crié dessus : ‘Cassez-vous un peu, les négros, ici vous êtes pas dans votre cité, vous êtes chez nous.’ Alors on est rentrés au gîte. 


Que sont-ils devenus ? (oui, que ?)

Une future collègue. Chez ses parents.

Putain, faut pas que j’y pense. Faut pas que j’y pense. Faut pas que j’y pense. Je suis en vacances là, autant essayer d’en profiter à fond, pour être en forme à la rentrée. Je vais sortir. Ça sert à rien de rester ici à psychoter. Je vais proposer à maman d’aller au cinéma, elle va me dire qu’elle a pas envie, on va se disputer, ça va faire passer le temps. Oh lo lo, qu’est-ce qui m’a pris de venir passer juillet ici ? J’aurais mieux fait de rester à Bordeaux avec Fabienne. Mais qu’est-ce que je flippe ! C’est pas possible ! Allez, Clara, ma grande, pète un coup et calme-toi. Tu vas tout de même pas mourir. Y’a d’autres profs qui ont été affectés avant toi en Seine-Saint-Denis, bon, eh ben ils en sont revenus intacts. Y’en a même qui sont contents d’enseigner là, paraît-il. Mais moi, honnêtement, je sais pas comment je vais faire quand je serai en face d’une classe de racailles. Je pense pas qu’ils lèveront la main sur moi, ça doit tout de même rester assez rare, par contre les insultes, ça risque de tomber dru. Jeune, fille, blanche, petite, prof de musique, faut dire que je cherche un peu les emmerdes. Je pourrais quitter la classe, foutre le camp du bahut et ne plus revenir, avec un peu de bol on m’arrêtera pour dépression et le tour sera joué. En même temps, si c’était aussi simple que ça, ça se saurait, je pense. Imagine un peu une classe avec que des Noirs et des Arabes, des grands en plus, à quinze ans y’en a qui sont gaulés comme Hulk, et ils se balancent les chaises, et ils crient, et quand tu leur fais une remarque ils te répondent ‘Viens me sucer, salope’. Si en plus ils devinent que je suis gouine, ça va être la fosse aux lions. Enfin bon, c’est pas écrit sur ma figure, non plus. Si je me pacsais avec Fabienne, ça me donnerait des points, ou alors je pourrais demander le rapprochement de conjoints. Tant pis si on va au clash avec mes parents. Les siens sont plus cools, enfin c’est difficile d’être moins cool que les miens. Putain, mais pourquoi j’ai pas pu être nommée dans l’académie de Bordeaux ? Et mon père qui me dit, ‘En fait, ça sera ton service militaire, tu vas faire un truc inutile et pénible au service de la nation ; tu vas beaucoup apprendre et quand t’auras fini, TU SERAS UN HOMME, MA FILLE !’ Non mais lui c’est clair qu’il a été réformé P4. 


Que sont-ils devenus ? (oui, que ?)

 

Camélia. Dans sa cité.

-Camy, baby, t’es ma number one, tu sais ?

-Ouais, sérieux, ça me fait trop plaisir, que tu dises ça.

-Dis-moi, c’est pas une voleuse, ta mère ?

-Eh mais d’où tu parles de ma mère ?

-Elle a volé des étoiles et elle les a mises dans tes yeux.

-Ah ouais, ‘xcuse-moi, j’avais pas compris.

-Jte kiffe vraiment trop. Tu veux pas qu’on le fasse ? Jte promets, j’essaierai pas de filmer, cette fois.

-Jte crois pas.

-Tiens, jte file mon portable stuveux, j’en ai rien à foutre. Mais j’ai trop envie de te niquer. Rgarde, j’ai même amené une capote, alors que quand je sortais avec Ashley j’en mettais même pas. C’est pas une preuve d’amour, ça, sérieux ?

-C’est surtout une preuve qu’Ashley c’est une grosse pute, ouais ! Jpeux pas la sentir, cette meuf ! Toute la cité elle l’a niquée, et toi tu vas mettre ta teub là-dedans, et après tu viens ici pour mdire que tu m’aimes !

-C’est vrai –que jt’aime, jveux dire. T’as qu’à demander à Idriss, j’ai écrit ton nom sur la table de la classe, pendant le cours à Devine, il a rien vu c’connard. Des lettres grandes comme ça. Tiens si tu me rends mon portable, jpeux te montrer, j’ai fait une tof.

-Ouah ! T’es trop ouf ! Pourquoi tu m’as pas montré ça plus tôt ?

-J’voulais te faire la surprise. C’est mon cadeau, baby. Pour toi.

-Tu sais que jcommence carrément à avoir envie ? Y fait chaud, là ! Mais promets-moi un truc, avant.

-Tout ce que tu veux, ma douce.

-Jvoudrais que tu fasses la même chose sur la porte de chez Ashley. T’écris avec des lettres pareilles « Ashley da Silva = grosse pute ».

-Si tu veux, j’demanderai même à mes potes dvenir me donner un coup de main. Vu qu’y l’ont presque tous baisée.

-Ouais génial. –Non, mets pas ta main là.

-Quoi ? T’as déjà changé d’avis ?

-En fait jpeux pas. J’ai mes trucs de fille.

-Ouah putain, c’était déjà comme ça la dernière fois ! Sérieux, tu saignes combien de temps ? Faut arrêter, là, y va plus t’en rester, à force.

-Mais ferme un peu ta gueule ! Tu vas m’écouter, ouais ?

-C’est bon.

-Tu m’écoutes ? La Mecque on peut pas le faire. Mais stuveux jpeux te sucer.

-C’est bon, vas-y. (…) Oh ouais, c’est bon, tu fais ça trop bien… MAIS POURQUOI TU T’ARRÊTES, PUTAIN ?

-Eh mais promets-moi que tu prendras des photos de la porte de cette pute d’Ashley.

-Ouais, jvais le faire ! Mais continue.

-Parce que si j’y vais, elle va deviner que c’est moi.

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