l’oraison -- A quoi ça sert ? Les fruits de l’oraison.
Dieu réserve des joies insoupçonnées à l’âme qui se livre à l’oraison. Il s’engouffre par cette porte laissée ouverte et fait de son serviteur un instrument efficace : l’action est portée par la contemplation !
À rien, bien entendu : le premier commandement de Dieu est de le servir, non pas de se servir de lui,
Et cela parce que Dieu est amour, et que l’amour ne cherche pas d’autre cause, pas d’autre fruit que lui-même, nous dit saint Bernard, son fruit, c’est d’aimer. J’aime parce que j’aime ; j’aime pour aimer.[1] L’oraison est le nom de l’amour lorsqu’il est pris à sa source, le mot lui-même indiquant exactement le « branchement » divin[2] dans lequel Adam et chacun d’entre nous est venu à la vie : Grande chose que l’amour, continue saint Bernard, si du moins il remonte à son principe, si, revenu à son origine et replongé en sa source, il y puise sans cesse de quoi continuellement s’écouler. Pour ce qui dépend de nous, l’oraison est de sans cesse remonter à cette source de l’amour ; et pour ce qui dépend de Dieu, elle est de continuellement s’écouler en nous
L’oraison n’a donc pas à se justifier, pas plus que l’amour, pas plus que Dieu. Elle appartient à l’équilibre fondamental de l’homme, créé « en oraison ».
Mais si l’amour ne sert à rien, il n’en est pas moins fécond, et c’est dans la « communauté de vie et d’amour » des époux, admirable définition conciliaire du foyer chrétien, que naissent les enfants. Aussi est-ce à proportion de leur oraison, « communauté de vie et d’amour » entre Dieu et l’homme, que les chrétiens seront féconds, ou si l’on préfère, missionnaires et évangélisateurs : Celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruit… Si vous demeurez en moi, et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez, et cela vous sera accordé…[3] Tout le reste, c’est-à-dire le temps que l’on va y passer, la ferveur ou la non-ferveur que l’on va y ressentir, les méthodes plus ou moins souples que l’on va y employer, ne sera plus que la psychologie de la prière, et n’aura d’autre but que de former et d’entretenir cette attention simple et amoureuse à Dieu, par laquelle saint Jean de la Croix définit l’attitude contemplative, et à partir d’elle, l’état de conscience permanent du chrétien dans la maturité de sa foi.
On pourrait vérifier cette loi de l’amour simultanément unitif et fécond, jouissant et actif, dirait Ruusbroec, dans l’Histoire de la sainteté : un saint Augustin, une sainte Thérèse d’Avila ou un saint François de Sales se définissaient par la recherche de Dieu, et ils ont mis ou remis leur époque sur le chemin d’un service vrai de l’homme, ils ont été des civilisateurs. « Que faisaient ici les moines, demandait à peu près Benoît XVI dans son désormais célèbre discours aux Bernardins[4] ? Ils cherchaient Dieu, et ils ont trouvé l’homme. » L’humanisme chrétien naît dans la prière, et l’oraison moderne, celle de Thérèse d’Avila ou de François de Sales, est née là où est né le système scolaire européen, chez les Frères de la Vie commune des Pays-Bas : Erasme, saint Ignace et saint Jean de la Croix ont eu les mêmes maîtres.
Quoi de plus utile que cette inutilité, qui remet l’homme en son humanité ?
A plus petite échelle, quiconque pratique un peu sérieusement l’oraison retrouve en elle l’harmonie paradisiaque pour laquelle Dieu l’a mis au monde : l’homme créé à l’image de Dieu n’est homme qu’en Dieu, et parce qu’elle le replonge en Dieu, l’oraison, dirait Louis de Grenade, est un remède salutaire aux faiblesses de chaque jour, un miroir limpide dans lequel on voit Dieu, on voit l’homme, et l’on voit toutes les choses. Elle est un exercice quotidien de toutes les vertus, la mort de tous les appétits sensuels, la source de toutes les bonnes résolutions et de tous les bons désirs. Elle est le lait de ceux qui commencent, la nourriture de ceux qui grandissent, le port de ceux qui combattent, la couronne de ceux qui triomphent.[5] Quoi de plus utile que cette inutilité, qui remet l’homme en son humanité ? Et dans les dernières lignes de son Château de l’âme, après avoir décrit cette restauration de l’homme opérée par l’oraison, une Thérèse d’Avila peut s’exclamer :
Vous voulez savoir le but de l’oraison, mes filles ? Voilà à quoi sert ce mariage spirituel : donner naissance à des œuvres, des œuvres ![6]
Des oeuvres, des oeuvres ! beaucoup d’efficacité, mais plus aucune agitation ; car les œuvres du contemplatif ne sont pas une simple application de l’oraison, un débordement d’enthousiasme mystique, mais la plénitude de sa contemplation : opus vitae activae ex plenitudine contemplationis derivatur[7], nous dit saint Thomas. En cela, elle vérifie la parole de saint Paul : Ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ qui vit en moi ![8] Et c’est tout le projet de Dieu de réunir toute chose dans le Christ[9] qui s’est alors accompli, ce qu’un Ruusbroec l’Admirable décrit ainsi : L’homme qui, de cette hauteur, est envoyé par Dieu dans le monde, est plein de vérité et riche de toutes vertus… Il est un instrument de Dieu vivant et disponible, avec lequel Dieu opère ce qu’il veut et comme il veut ; et il ne s’attribue pas cela, mais il en donne à Dieu l’honneur ; et voilà pourquoi il reste disponible et prêt pour faire tout ce que Dieu commande, et fort et vaillant pour pâtir et supporter tout ce que Dieu établit sur lui. Et c’est pourquoi il mène une vie commune, parce qu’il est également prêt à contempler et à agir, et il est parfait dans les deux.[10]
[1] Saint Bernard, Sermon 83 sur le Cantique.
[2] Os ad ora en latin, c’est-à-dire littéralement bouche à bouche d’où adorer, puis oraison.
[3] Jn 15.
[4] Paris, 12 septembre 2008.
[5] Louis de Grenade (1504-1588), Livre de l’oraison et méditation, I-II
[6] Ve demeure, ch. 4.
[7] L’œuvre de la vie active provient de la plénitude de la contemplation. Somme Théologique, II-IIae, q. 186, 6.
[8] Ga 2, 20.
[9] Eph 1, 10.
[10] Ruysbroec l’Admirable (1293-1381), Fin du traité La Pierre brillante.
Max Huot de Longchamp + prêtre