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Gonzalo Eltesch / Collection privée / Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 20 février 2022 par Angèle Paoli

      Gonzalo Eltesch, Collection privée, lecture d'Angèle Paoli

                                   

Colecion particolar

                   

                                                                                                                                                                                              

« Une insupportable petitesse » :

Nous sommes au Chili, entre les années 90 et aujourd’hui.

Le narrateur de ce roman, qui en est aussi l’auteur, collectionne les fragments que lui fournit sa mémoire, tout comme son père, antiquaire, collectionne les objets qu’il déniche au cours de ses errances à travers la ville. Valparaiso. Le jeune auteur, né en 1981, procède donc dans son écriture comme peut-être dans sa vie, par morceaux qu’il tente de recoller et offre ainsi un étrange puzzle où alternent les tesselles de son enfance et  celles de son travail d’écrivain. Rien n’est figé, chaque page inaugure une nouvelle séquence. Il n'y a pas vraiment de rupture car la lecture en zigzag (ou à cloche-pied) permet de relier entre eux les épisodes qui vont ensemble. Comme le permettait aussi le jeu de recomposition des « sept familles » de nos enfances. Ainsi passons-nous de la vie vécue du jeune adulte à la vie de l’enfant, partagée dans la présence du père ; puis à la vie vécue avec la mère, les deux parents étant de longue date, séparés. Ces épisodes alternent avec les aventures amoureuses, ternes et ennuyeuses, dont on ne sait au fil du temps si les protagonistes féminines sont les mêmes ou autres. Sans visages, dénuées d’expression particulières, elles semblent neutres. Interchangeables. À une exception près.

« Je me suis réveillé à l’aube. Elle était dans son lit et me tournait le dos ».

 Ou encore :

« Nous n’avons jamais été véritablement ensemble. Se voir par intermittence pendant des années n’est pas une relation. C’est d’elle pourtant dont j’ai été le plus proche ».

Les aveux en demi-teinte qui s’intercalent entre les épisodes consacrés aux parents ou à la famille, donnent de la relation amoureuse l’impression qu’elle n’est pas vraiment réussie. Ont-ils fait l’amour ? Rien n’est moins sûr.  S’aiment-ils ? Sont-ils heureux ensemble ? On en doute. Le bonheur ne semble pas à portée de main des amants. Ainsi l’exprime la poète Gabriella Mistral, dans le vers cité en exergue :

« D’un âge éternel, sans jamais d’âge heureux. »

À défaut d'amour partagé et de rêve, la relation amoureuse est pour le narrateur un moyen d’enclencher les souvenirs liés à Valparaiso – « C’est là, je lui ai dit en montrant la maison. On s’est assis sur le trottoir d’en face et on l’a regardée ».

 Un moyen de bâtir son récit : 

« J’attends que sa respiration se fasse plus longue, plus profonde, pour être sûr qu’elle ne m’écoute pas quand je commence à lui parler de mon père, de ma mère, de ma grand-mère, de Valparaiso. Quand je commence mon histoire. »

Ainsi commence l’histoire, en se glissant au creux de l’oreille de l’amante, que sans doute ces récits finissent par ennuyer puis assoupir. Mais qui semblent prendre corps progressivement pour le jeune homme en mal de mots, en lieu et place de l’amour :

« Moi j’attends qu’elle dorme pour lui raconter quelques fragments de mon histoire, ce dont je me souviens à ce moment-là, ou ce dont je m’oblige à me souvenir. Une demi-heure plus tard, ou à peine plus, je m’arrête, m’extirpe avec précaution de ses bras, me lève. Je lui dis au revoir, presque en silence ».

Ailleurs, sur une page blanche, le narrateur livre cet aveu déconcertant :

« Je n’ai jamais connu de relation amoureuse stable. Je n’ai jamais eu de copine. Je ne me suis jamais marié. Elles n’ont jamais été amoureuses de moi. »

Le jeune écrivain semble prisonnier de sa mémoire, des souvenirs qui l’habitent, comme il l’est aussi des cartes postales achetées sur le vieux Valparaiso. Et sa mémoire lui joue des tours. Des tours d’illusionniste. Les fictions s’entremêlent qui brouillent les points de vue. Les versions de la mère ne sont pas celles du père. Ainsi en est-il des rêves et de l’écriture. Son frère Pablo qui a sans doute existé, n'apparait sous la plume du jeune auteur que pour mieux disparaître. Comme en témoigne ce dialogue laconique entre elle et lui :

« Et ton frère, pourquoi il n’existe pas ?
Je l’ai éliminé, j’ai répondu. Autant de personnages, ça
ne collerait pas avec le texte. Ils pourraient m’échapper des mains.
J’aime bien ton frère, a-t-elle dit.
Super, je crois avoir répondu. »

Nombreuses et inattendues sont les réflexions sur l’écriture du livre en train de se faire. Et elles sont essentielles. L’auteur les pose sur la page, sans préambule, comme elles se présentent à l’esprit. Et jamais il ne s’attarde dans des développements qui alourdiraient son récit. Au contraire. Ainsi de ces réflexions contradictoires qui taraudent l’existence de l’écrivain :

« Je me dis parfois que le roman devrait juste contenir l’inventaire des objets que mon père a achetés et a voulu garder. Toutes les antiquités dont il a senti qu’elles devaient lui appartenir pour toujours. »

Ou encore :

« Et si je recommence à écrire la même histoire encore et encore jusqu’à ce qu’elle devienne une histoire vraie, un roman réaliste ? »

Comme dans les magasins d’antiquités où le flâneur se fraie un passage entre des opalines, des cartes postales jaunies et toutes sortes d’objets hétéroclites entassés les unes sur les autres, il faut, dans ce récit autobiographique, flâner d’un épisode de vie à un autre, suivre les cairns chronologiques disséminés entre les pages et s’interroger, avec le narrateur-auteur sur l’objet de ce livre. Objet multiple, démultiplié, ancré au Chili entre « son » Valparaiso à lui, qui est aussi celui du père et Santiago qui est la ville de la mère. Histoire d’une ville aimée, quittée par nécessité et évoquée non sans une certaine nostalgie. Histoire familiale, avec ses heurts, ses mensonges, ses incompréhensions. Construite à partir de nombreux retours en arrière qui ramènent le jeune professeur à son passé – la magasin du père, lequel se refuse à vendre ces objets auxquels il est très attaché -, les figures des grands-parents- les tentatives de la mère pour prolonger la présence du fils auprès d’elle, la mort des uns puis des autres, les amantes peu enthousiastes, les amis du père et la présence  à ses côtés de « la Paula », sa maîtresse. Autant de « petites anatomies sentimentales » auxquelles le narrateur s’attache à donner vie. Et il y parvient, tout en faisant sourire. Sans oublier, au passage, les deux brèves apparitions du général Pinochet, dont le père est un afficionado. Mais que ce soit dans la première apparition (en présence du père) ou dans la seconde (en présence de la mère) – qui renvoie aux années 90 - il se passe très peu de choses. Suffisantes cependant pour que le narrateur, alors un enfant, conclue par cette phrase :

« Après quelques minutes, nous sommes rentrés dans le magasin, je me suis retrouvé sur une chaise, où je suppose qu’on m’avait assis, et je me suis senti heureux. » (Incipit du roman)

Heureux ? Un adjectif inexistant sous la plume de Gonzalo Eltesch.

Âgé de huit ans, l’enfant assiste à la cérémonie d’adieux de Pinochet à son peuple. Comme dans la scène première, l’arrivée se fait dans une voiture aux vitres teintées au milieu des bannières et des acclamations. Il ne se passe rien. Mais l’enfant s’imagine un instant que le général le regarde et c’est cette impression de reconnaissance qu’il garde en mémoire :

« Il me regarde, je crois qu’il me regarde, je pense qu’il me reconnaît. Je le salue, je crie, je lui dis au revoir.

Il n’en est pas de même des apparitions de Pablo Neruda. Le grand poète chilien, est une vieille connaissance héritée du grand-père paternel, grand collectionneur. Du poète, dont les choix politiques n’étaient pas de son goût, le père n’a rien retenu. Si le père a fini par l’apprécier, c’est qu’en fin connaisseur des objets insolites, Neruda portait sur eux un regard original, un regard neuf :

« C’est Neruda qui lui a appris l’importance de la passion qu’un objet peut inspirer. Qu’une bouteille déformée par le feu pouvait être précieuse, ou qu’un tableau anonyme d’une pastèque pouvait être extraordinaire parce qu’en le voyant il te déclenchait une soif terrible. Que lorsque quelque chose te plaisait, le prix comptait moins que la façon de l’obtenir. De Neruda et de mon grand-père, mon père a appris à collectionner, à s’extasier sur des antiquités. »

 Les événements surgissent, d’une page l’autre, souvent en de courts paragraphes, ou même ramassés en quelques phrases lorsque la réflexion porte sur l’écriture. On est très loin des grands phrasés baroques auxquels les auteurs sud-américains avaient habitué son lectorat. Ici, dans ce roman résolument moderne, la lectrice (et le lecteur aussi, sans doute) est confrontée aux hésitations de l’écrivain en train de naître à son écriture. Aux tentations destructrices de soumettre la lecture du manuscrit, au père d’abord, puis à la mère. Il en sort des verdicts forcément contradictoires sur lesquels l’auteur ne prend pas le temps de s’appesantir. Une écriture parfois crue, lapidaire, un brin cynique même, mais non dénuée d’humour. Et la lectrice de se convaincre, comme le suggère Gonzalo Eltesch lui-même, que ce roman très attachant, est tout entier bâti sur « une insupportable petitesse » :

« Je relis le roman et je sens un vide, une insupportable petitesse. Mon monde, leur monde à eux est simple. Je ne peux même pas l’enrichir avec des mots ou des fictions élaborées ; ce serait une tricherie – même s’il ne me déplaît pas de tricher. »

Cette petitesse-là et ce vide, dans lesquels Eltesch excelle, font de ce roman valparaisien un premier roman très réussi.

                                                                            

Collection-privee

  Gonzalo Eltesch, Collection privée, traduit de l'espagnol ( Chili ) par Gilles Moraton / in vif MAURICE NADEAU 

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Gonzalo Eltesch

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