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Concours de nouvelles Femmes d'aujourd'hui - les "perdants" (5) : En toute liberté

Publié le 07 août 2008 par Anaïs Valente

femmesauj
Cette semaine, découvrez la nouvelle de Rachel.

En toute liberté

 

Il ne savait pas à quel point ce livre allait bouleverser sa vie...

Il se revit, seul, traînant au hasard de ses pas dans les sentiers sinueux du parc. Tellement minable dans son imperméable gris trop long. Il gouttelait ce jour-là. Finement. Il n’avait pas de parapluie. Impression de traverser un nuage. Il avait remonté son col, histoire de protéger sa nuque et d’empêcher les larmes de pluie de glisser le long de son cou pour s’insinuer entre ses omoplates. Il était le seul être humain à déambuler dans le parc municipal. Cela ne l’étonnait pas : son humeur était à l’unisson avec le temps : maussade. Il en avait plus qu’assez. Son amie de cœur, comme il aimait la définir, lui avait signifié son congé. Par la même occasion et par une étrange coïncidence, son patron avait fait de même. Quant à sa famille, tout du moins le peu de famille qu’il lui restait, il avait fait une croix dessus depuis quelques années déjà. Des amis, il n’en avait pas. Seulement des copains. Pour faire la fête. Pas pour partager ses déboires et ses désillusions. Il était donc seul. Seul dans ce parc désert. Pas même un canard. Ni un oiseau sur un fil électrique. Pas de gardien non plus, ni d’amoureux. Tant mieux. Il ne pouvait plus les sentir, les tourtereaux. Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire. Ou tout du moins comment il allait procéder. Il était attiré par le pont à la sortie de la ville, à peine à une vingtaine de minutes de marche de l’endroit où il se trouvait. Le pont était si haut que des mesures de sécurité étaient à l’ordre du jour au prochain conseil communal. Il serait peut-être le dernier à en « profiter »...

Il s’interrogeait : serait-on triste de son absence ? Désemparé ? Soulagé ? Cette perspective fut vite balayée par un haussement d’épaule. Et qui serait à son enterrement ? Oserait-il sauter ? Sa tête allait exploser !

Le froid l’avait toujours rebuté... S’imaginer être happé par les flots glacials de la Meuse le faisait frissonner d’avance. Il eut dû prévoir des médicaments et beaucoup d’alcool. Trop tard, sa décision était prise. Il savait que sa logeuse ne manquerait pas d’ouvrir son studio après quelques jours de retard dans le payement du loyer. Il avait donc laissé une lettre bien en évidence sur son lit. Certainement pas pour expliquer son geste mais pour que l’on sache où entreprendre des recherches dans le cas où personne n’aurait retrouvé son corps. Il avait vraiment tout prévu !

Il ne pouvait faire le grand plongeon devant tout le monde : il n’avait pas envie qu’on l’en empêchât car, se connaissant, il n’aurait pas le courage de recommencer. La tombée de la nuit serait favorable à son dernier projet : il y avait toujours moins de passage de véhicules à ces heures-là.

Son imperméable le protégeait de la bruine, mais peu à peu, se formaient sur son visage des rigoles de pluie. Il ne pouvait rester ainsi à se tremper en attendant sa fin même si celle-ci devait se terminer dans l’eau. Cette idée le fit rire sans joie. Quitte à être trempé, avant ou après : quelle importance ! Il repéra à la sortie du parc, un abri de bus. Il avait besoin de s’asseoir. Se reposer. Il était tellement fatigué ! Il voulait que tout se terminât vite. Heureusement, l’abri de bus était inoccupé. Il se faisait tard. Plus aucun bus ne passerait. Les voitures défilaient devant lui à une vitesse largement au-dessus de celle qui était autorisée. Il serait bientôt l’heure de passer à table. Sauf pour lui. Toute idée de manger le répugnait. Il s’assit, à son aise, au milieu du banc mis à la disposition des usagers. Il ne voulait penser à rien ; pourtant, son cerveau n’avait jamais autant fonctionné qu’en cet instant, comme s’il se doutait que c’était la dernière fois qu’il s’activait.

C’est en s’installant plus confortablement qu’il effleura de sa main droite un objet lisse et froid. A côté de lui, un petit paquet enveloppé dans un sac semblable à un sac de congélation. Sur le sac plastique, un post-it. Jaune fluo. « Livre gratuit » était-il noté en majuscule. Etonné, il regarda à gauche, puis à droite. Personne. Il était toujours seul. Il ouvrit le sac et en sortit un livre de poche. Il semblait avoir été lu plusieurs fois car de nombreuses pages étaient écornées. Son titre le ramena bien des années en arrière : Le Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux. Il examina plus attentivement la couverture et découvrit un petit logo collé sur le coin supérieur droit : Il représentait un personnage déguisé en livre qui gambadait. En dessous du titre, une étiquette mentionnait : « je ne suis pas perdu. Je suis libre. Regardez à l’intérieur ». Titillé par sa curiosité, il ouvrit le livre. Une deuxième étiquette expliquait entre autre que ce livre était enregistré, qu’il avait été déposé au hasard dans l’espoir d’être trouvé. Ce livre avait probablement beaucoup plus voyagé que lui ! En toute liberté ! Si cet objet était libre, qu’en était-il de lui ? Il n’était qu’un être prisonnier de ses sentiments et de ses émotions, dictés par sa lassitude et ses échecs. Mais, ce qui retenait son attention plus que tout, était que l’on attendait ses commentaires ! De nombreuses personnes espéraient qu’il se manifesterait, lui. Et même s’il n’existait qu’une seule et unique personne, ce n’était déjà pas si mal ! Son avis importait donc ! Il n’avait pas le droit de briser cette chaîne. C’était un signe du destin. Il était élu, lui. Personne d’autre. Grâce à lui, l’aventure du livre allait continuer. S’il le voulait. C’était à lui de décider. Et... s’il le laissait là ? Demain, nombreux seraient les usagers du bus. Il s’en trouverait bien un pour... Mais non, en quelque sorte, le livre l’avait choisi. Conquis. Et puis, il avait envie de relire ce roman. Il se souvenait d’avoir pris plaisir à le découvrir. Il relut l’étiquette intérieure : un site Internet(*) y était évidemment inscrit. Il aurait voulu commencer la lecture mais les caractères étaient petits et la lumière du jour s’était effacée pour laisser place à la pénombre. Il sortit de sa poche un petit bijou à clapet, trouva dans le répertoire le numéro dont il avait besoin et lança l’appel. Une quinzaine de minutes plus tard, un taxi le ramenait à son studio.

 

La première chose qu’il fit en entrant et ce, sans même prendre la peine d’enlever son pardessus trempé, fut d’allumer son ordinateur portable. Ensuite, il s’empressa de déchirer la lettre déposée sur son oreiller. Et, seulement alors, il se débarrassa, enleva ses chaussures gorgées d’eau, ralluma le chauffage et fit bouillir au micro-ondes une tasse d’eau : un nescafé lui ferait grand bien et le réchaufferait.

 

Des minutes, des heures s’étaient écoulées, en tête à tête avec Christine Daaé. Il avait imaginé sans peine la voix sublime découverte par l’ange de la musique, ainsi que l’amour que lui portait le Comte de Chagny mais plus encore celui qu’elle inspirait à Erik, Le pauvre malheureux Erik. Lorsque la dernière page fut achevée, il resta un moment dans le silence. Il se souvenait de sa passion pour les planches du théâtre, de sa soif de scène. C’était si loin ! Il secoua la tête, se leva et encoda dans le moteur de recherche le nom du site indiqué sur l’étiquette intérieure du livre libre. Il consulta de nombreuses pages du web pour intégrer la philosophie du mouvement, et surtout, la procédure pour signaler la découverte de celui qui l’avait empêché de commettre l’irrémédiable...

 

Il traversait le parc à son aise. Pas assurés. Il voulait greffer dans sa mémoire les moindres recoins. Il savait que, plus jamais, il ne reviendrait en ces lieux. Le jour était gris et venteux. Son col relevé empêchait le vent de s’infiltrer désagréablement dans ses oreilles. Cette journée lui en rappelait une autre, il n’y avait pas si longtemps que... Quelques semaines tout au plus. Jour où il avait failli perdre sa triste vie, jour où il l’avait retrouvée à temps. Aujourd’hui, il traversait le parc accompagné d’une lourde et volumineuse valise. Il voulait dire adieu à l’endroit où son âme s’était réconciliée avec son corps.

 

Par chance, il n’y avait personne dans l’abri bus. Le banc était vide. Il était seul et, c’était parfait pour lui. Le bus allait arriver. Il lui restait quelques minutes. Au loin, déjà une grosse tache jaune. Ce ne pouvait être que lui. Après le bus, il y aurait le train puis, l’avion. Une nouvelle vie l’attendait. Grâce au livre, il avait retrouvé d’autres âmes aussi tourmentées comme la sienne. Déposer ses fardeaux et ressusciter une passion l’avaient aidé à relever la tête. Il se sentait homme nouveau. Il était attendu. Et qu’importe si la réalité devait être différente du virtuel. Il était prêt à tout. Mieux : à recommencer. Un nouveau « moi » était né.

Il monta dans le bus et non, sans difficulté, tira l’encombrante valise à lui. Lorsque le bus démarra, il ne jeta  même pas un seul regard au livre posé sur le banc...

 

(*) www.bookcrossing.com : le site officiel en anglais
www.livres-voyageurs.com : la version française



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