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Deborah Levy / Le Coût de la vie

Publié le 12 mars 2022 par Angèle Paoli
Deborah Levy / Le Coût de la vie Photo :Jérôme Bonnet pour Télérama Deborah Levy / Le Coût de la vie

Les mites semblaient aimer se poser sur deux photos aimantées au frigo. L'une d'elles représentait la sculptrice britannique âgée de soixante ans, un outil à la main, penchée sur la gigantesque sphère en bois qu'elle façonne. Elle avait fait exploser une forme pleine pour en faire une forme percée d'un trou après la naissance de son premier enfant en 1931. Hepworth a dit de la sculpture qu'elle était " la création en trois dimensions d'une idée ".
L'autre photo montrait la sculptrice âgée de quatre-vingt-dix ans, un outil en acier à la main, penchée sur une sphère blanche sculpturale qui lui arrive à la taille. Elle porte un chemisier en mousseline de soie sous une tunique noire, ses cheveux argentés coiffés en chignon, de petits anneaux aux oreilles. Bourgeois avait déclaré qu'elle faisait de l'art parce que ses émotions étaient plus grandes qu'elle, une affirmation pas très à la mode.
Oui, ça peut être le martyre que d'être submergée d'émotions. Au cours des derniers mois, j'avais essayé de ne plus rien ressentir. Bourgeois avait appris à coudre très jeune dans l'atelier où ses parents restauraient des tapisseries. Elle concevait l'aiguille comme un objet de réparation psychologique - et ce qu'elle voulait réparer, disait-elle, c'était le passé.


Tous les jours on doit renoncer à son passé.
Si on n'arrive pas à l'accepter, on devient sculpteur.

Proust avait développé autour de cette réflexion quelque chose qui correspondait mieux à cette phase de ma vie :

Les idées sont des succédanés des chagrins ;
au moment où ceux-ci se changent en idées, ils
perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur [...]


Pendant que je luttais contre les mites, les différents chagrins et le passé qui revenaient chaque jour me tourmenter, j'ai jeté un autre coup d'œil aux deux artistes fixées de travers sur le frigo. A mes yeux, la qualité singulière de leur concentration, pendant qu'elles inventaient calmement ces formes sculptées, leur octroyait une beauté infinie. Cette beauté-là était tout ce qui m'importait. En ces temps incertains, l'écriture était l'une des rares activités où je pouvais gérer l'angoisse de l'incertitude, celle de ne pas savoir ce qui allait arriver. Une idée m'est venue, s'est présentée à moi, peut-être née du chagrin, mais j'ignorais si elle survivrait à mon attention flottante, sans parler de mon attention plus soutenue. Déployer des idées à travers toutes les dimensions du temps est la grande aventure d'une vie passée à écrire. Sauf que je n'avais nulle part où écrire...

Deborah Levy / Le Coût de la vie

Deborah Levy, Le Coût de la vie, Traduit de l'anglais par Céline Leroy, Éditions du sous-sol, 2020, pp.39,40,41.

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Barbara Hepworth travaillant sur une sculpture en 1961.

© The Hepworth Photograph Collection. Photo Mathews

Deborah Levy / Le Coût de la vie

Louise Bourgeois en 1990 avec sa sculpture en marbre Eye to Eye (1970).

© ADAGP, Paris, 2008. © Photo: Raimon Ramis, D.R.

Deborah Levy / Le Coût de la vie

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